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3 avril 2022 7 03 /04 /avril /2022 07:07

Je suis superstitieux. Ce n'est pas un aveu que l'on fait de gaieté de coeur. Confesser être colérique ou orgueilleux a un peu plus de gueule, car ces vices (assimilés quand même à des péchés capitaux, pas moins) comportent toujours une sorte de contrepartie positive : ne parle-t-on parfois de saine colère ou de fierté légitime ? La superstition ne semble pas avoir un tel arrière-plan, c'est en général la stupidité qu'elle induit. La superstition est honteuse, une vraie maladie vénérienne de l'âme. On ne s'en vante pas, et si on la reconnaît chez soi, devant les autres, on s'empresse d'en ricaner, on implore l'indulgence, la bêtise qui ne porte pas à conséquence. 

Certains inclinent à penser que la superstition serait une sorte de résidu de pensée magique, un reste de mentalité médiévale que la rationalité moderne n'aurait pas encore éradiqué. D'autres, plus radicaux encore, assimilent toute religion à la superstition, toute croyance à un déficit de Raison, mais c'est une autre question, je connais des superstitieux qui n'ont aucune religion, aucune vision de l'au-delà, mais qui traînent un porte-bonheur dans leurs fouilles, qu'ils ne jetteraient pour rien au monde. 

Et si au lieu de ne voir dans la superstition qu'un oripeau gênant de la modernité, on y voyait a contrario le propre de l'homme ? Je veux dire, je ne connais pas d'animal qui soit superstitieux, la question ne se pose d'ailleurs même pas. Ce sanglier à l'orée du  champ de maïs va-t-il toucher le bois de ce hêtre avant de s'aventurer à terrain découvert et risquer la balle du chasseur ? Non, aucun de ces gestes qu'en langage savant on appelle "propitiatoires" (parce qu'ils tendent à rendre les divinités propices) n'a été repéré, à ma connaissance, chez les animaux. A mon humble avis, à l'inverse, le chasseur-cueilleur paléolithique est déjà superstitieux.

Il ne faut pas croire, j'ai essayé de lutter contre mon tropisme superstitieux. J'ai même forgé une définition implacable : La superstition est une chienne stérile qui ne garde qu'une maison vide. C'est dire. Et pourtant. Et pourtant, je n'entre dans mon immeuble qu'en passant le plus souvent entre les deux petits poteaux de bois qui en marquent l'entrée, alors qu'il serait plus rapide souvent de passer à côté. Et pourtant, quand un noir corbeau croise ma route, s'envole devant la voiture, je ne peux m'empêcher de murmurer en mon for intérieur : "C'est du bonheur, si tu veux, que le corbeau t'annonce." C'est d'Epictète, cette sentence, et j'en ai déjà parlé ici, en septembre 2008. Je me répète, mais c'est que la chose doit être importante. J'écrivais déjà  que "les mots qui niaient la superstition étaient devenus les supports d'une nouvelle superstition. Et il avait beau trouver ça ridicule, il ne manquait pas de sacrifier au rite. Et plutôt deux fois qu'une." Je disais "il" alors, comme s'il s'agissait d'un autre.

J'ai longtemps lutté en vain, en loucedé, sans rien dire à quiconque bien sûr, mais j'ai perdu la partie. Ou plutôt, j'ai pactisé avec le diable, j'ai accepté cette facette de moi-même. J'ai réalisé que la superstition est liée à l'inquiétude, à l'anxiété. Alors s'il existe des gestes qui peuvent venir à bout de cette inquiétude, apaiser cette crainte, des petits gestes qui ne mangent pas de pain, qui ne font de mal à personne, je me les autorise sans plus de vergogne, au risque du ridicule (mais le plus souvent, les autres n'y voient que du feu). Cette inquiétude, surtout, le plus souvent, elle se porte sur ceux que j'aime, sur celles et ceux dont le sort m'importe. 

Quand ils passent la porte de l'appartement, je me faufile sur le balcon. La plupart du temps, ils ne me voient pas, ne songent pas à regarder vers le ciel, alors je les suis jusqu'à ce qu'ils disparaissent à l'angle de l'immeuble, comme si de les accompagner ainsi jusqu'à l'extrémité de ma vision allait les protéger des vilenies du destin. Je rentre un peu rassuré. J'aurai fait ce que je pouvais.

 

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27 mars 2022 7 27 /03 /mars /2022 07:07

Bouesse. Je peux bien l'avouer maintenant, je n'ai jamais aimé ce nom. Il m'a toujours fait l'effet de cette matière verdâtre sortie du cul d'une vache, et qui fait splashhh en s'affalant sur le goudron d'une vicinale (pas pour rien que Bouesse est la quasi anagramme de bouses). Et pourtant Bouesse c'est pour ainsi dire la moitié de ma vie, j'y fus baptisé à la Noël 1960, ma grand-mère y vécut toute sa longue vie, mon père, mes oncles, mes tantes y allèrent à l'école, j'y vins souvent en vacances. Pas à Bouesse même, mais dans le lieu-dit Les Molles. Les Molles... comment être fier d'habiter aux Molles ? On reste dans le fangeux, le spongieux, le bourbeux. Une catastrophe. 

Bouesse, la honte. Je me rappelle avoir lu Priez pour nous à Compostelle, de Barret et Gurgand, les deux gars avaient fait le pèlerinage en un temps où c'était moins couru qu'aujourd'hui, la plupart du temps ils avaient été bien reçus, sauf dans un village où on avait fait appel à la maréchaussée en voyant les deux lascars barbus et chevelus. Ce village c'était Bouesse. Que Dieu l'oublie !  écrivaient-ils alors, ces deux rancuniers.

 

Quelques années plus tard, j'ai vu une plaque sur un mur de maison, celle de Clémentine et Clément Lavillonnière, reconnus le 18 juillet 2005 comme Justes parmi les Nations par l'Institut Yad Vashem de Jérusalem. Au péril de leur vie, ils avaient gardé Gilbert et Jacques Hermann, que leurs parents, ensuite déportés à Auschwitz, avaient placés au début de la guerre. Bouesse peut être généreuse parfois. Quand j'étais nomade pédagogique, j'aimais d'ailleurs passer à l'école, où il y avait toujours un café sur le feu. Christine, la directrice, régnait avec bonhomie sur son petit monde et la cantinière n'était autre que ma tante Thérèse. Christine est partie sous d'autres cieux, ma tante a pris sa retraite, et je n'ai plus de raison de passer à l'école. C'est des souvenirs qu'on garde au chaud pour les temps de froidure.
 
Bouesse, c'est quoi sinon ? Juste un village sur le bord de la route d'Argenton, triste et silencieux comme la plupart des villages de maintenant, avec un beau château-fort sur le côté qui aime à jouer au restaurant de prestige de temps à autre. On racontait qu'un souterrain le reliait au château de Cluis, à huit kilomètres de là. Des bêtises assurément, mais ça fait toujours rêver, les souterrains. Et question rêve, on ne peut pas faire la fine bouche, à Bouesse.
 
Est-ce que la boulangerie, par exemple, fait rêver ? Je vous dispense de répondre. Il se trouve que Bouesse avait un boulanger très entreprenant, dont le surnom était Minou. Ça ne s'invente pas. Gendre par ailleurs du vieux Nénesse, voisin de mes grands-parents maternels. Le monde est petit. Son fils, Gilles, venait parfois en vacances à la ferme, on jouait ensemble. C'est lui qui a repris la boulangerie. Je suis certain que ce paragraphe ne vous a pas fait rêver.
 
Finissons-en avec Bouesse. Il y a une expression dont je ne connais pas l'origine : le vent de Bouesse. On a nommé ainsi l'aire de repos au bord de la route. Un vent particulier souffle-t-il ici ? Je n'ai jamais rien remarqué. En tout cas, on n'a pas profité de l'aubaine pour poser une éolienne. Les éoliennes n'ont pas la cote en ce moment. Et les malheureux qui s'aviseraient de les promouvoir risqueraient bien d'être aussi mal reçus que Barret et Gurgand en leur temps. Il me revient qu'une copine qui vient de prendre sa retraite s'est mis en tête de faire le chemin de Compostelle. Je vais lui conseiller d'éviter Bouesse.
 
 
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20 mars 2022 7 20 /03 /mars /2022 14:19

Il décida de buter Poutine. Il n'en pouvait plus de voir tomber les bombes toute la journée sur les chaînes d'info, il ne supportait plus de voir ces cortèges de femmes et d'enfants quittant leur pays pour un exil peut-être définitif. Il se disait qu'il n'avait rien à perdre, ses enfants étaient grands, ses amours étaient loin, et s'il devait mourir dans l'action, sa vie prendrait au moins un sens qu'elle n'avait jamais pu avoir. Une fois la décision prise, et bien qu'il fût conscient qu'un certain secret devait entourer l'affaire, il ne crût pas l'éventer  en allant clamer sa détermination chez la grande Christine, à l'ancien café de la Poste, où il passait de temps en temps prendre l'apéro avec d'anciens collègues. Bien sûr, on ne le prit pas au sérieux une seule seconde, mais afin d'encourager l'audacieux vengeur d'innocents ukrainiens on paya tournée sur tournée, de vodka de préférence, si bien que le lendemain notre homme avait quelque peine à reconfigurer son monde. Pour rassembler ses esprits dispersés un peu partout dans l'appart, il prit une douche bienfaisante où lui apparut un problème qu'il n'avait pas envisagé jusque-là : celui du financement. Car il allait en falloir des sous pour le voyage, et graisser sans doute quelques pattes pour accéder au coeur du Kremlin, sans compter qu'un traducteur ne serait pas de trop, vu qu'il ne parlait pas un mot de russe.

Or, il était à découvert de façon chronique, et il ne se connaissait comme débiteur que Blanchard, qui lui avait tapé cinquante euros la nuit où ils étaient allés en boîte pour le jubilé de la société de pêche. Il se rendit donc, une fois peigné et rasé, chez ledit Blanchard qui ne se souvenait de rien, et donc n'irait pas subventionner ce qu'il appelait un attentat terroriste, et puis Poutine avait bien raison de rentrer dans le lard de cette clique de nazis qui se terrait à Kiev comme des rats. Il commençait à penser qu'à défaut de buter Poutine, il pouvait bien buter un poutinien, mais il n'avait pas achevé de formuler sa phrase en son for intérieur qu'il reçut un bourre-pif de première force, qui l'envoya valdinguer sur le coin de la table basse en verre.

Deux semaines d'hosto, puis trois semaines de soins de suite et de réadaptation, retardèrent d'autant son expédition. Heureusement, il était tombé, dans la petite bibliothèque de l'étage, sur un de ces livres qui vous mettent au parfum de l'ancienne sorcellerie du bocage. Et si au lieu d'aller sur place, il allait user de la bonne vieille magie noire, avec des aiguilles plantées dans la statuette ? Au retour de convalescence, il déroba chez la grande Christine une de ses affreuses poupées folkloriques qu'elle collectionnait dans l'ancienne pièce du billard à côté des trophées de pétanque et de ball-trap.

Il affubla la poupée d'une sorte de costume qu'il avait trouvé au rayon jouets de chez Emmaüs, au temps où il se piquait de brocante, et plaqua sur le visage une photo de Poutine découpée dans Paris Match et agrandie à la photocopieuse. Et, suivant scrupuleusement les consignes du bouquin de l'hosto, il enfonça aux parties vitales de longues brochettes à barbecue (il n'avait pu trouver mieux).

Il attendait fébrilement les effets du maléfice et crut bien un jour être récompensé car, lors d'une allocution de Poutine dans un stade empli de fans survoltés, le dictateur avait disparu des écrans pendant quinze minutes. Les autorités de la chaîne Rossiya-24 avait allégué une panne mais il en était persuadé, la coïncidence était trop forte, Poutine avait du avoir un malaise soudain dû aux aiguilles. C'était déjà ça, et c'était encourageant.

Mais comment savoir si ce rascal de Ruskoff ne s'était pas prémuni de la sorcellerie occidentale en engageant une brigade de Baba Yaga, tout droit venue de Sibérie, rompus aux contre-sorts et renvoi de sortilèges. D'ailleurs il avait un peu mal au crâne depuis la veille, et il n'y voyait aucun lien avec le litre de Smirnoff qu'il s'était envoyé.

Il essaya alors une autre recette de magie noire qu'il avait dégottée sur internet, et qu'il décida de tester avant sur celui dont il était certain qu'il n'était pas protégé par une quelconque chamane du Kamchatka : Blanchard en personne, dont il avait confectionné une petite poupée qu'il trouvait très ressemblante. Il le larda comme un acupuncteur en plein délire, en insistant  tout de même sur le foie, qu'il lui savait de source sûre un peu fragile. Chez la grande Christine, où il retrouva Blanchard un soir de match du PSG qui tourna au désastre, il eut confirmation de sa puissance : le lascar avait le teint jaune, et il sentait presque monter la cirrhose fatale qui ne manquerait pas de l'emporter en quelques mois.

Hélas, il ne put mener son plan à bien : en son absence, sa fille était passée, avec ses jumeaux, et ces satanés lardons avaient trouvé la poupée de Poutine, s'étaient disputé sa possession, et la mère, excédée, l'avait balancée au vide-ordures. C'était à croire que le KGB avait ses antennes dans la contrée, et jusque dans sa propre famille. Et tout le monde maintenant se foutait de sa gueule au bistrot, lui demandant avec un air narquois pourquoi il n'était pas encore parti. 

Pas besoin de partir, rétorquait-il, chaque soir je creuse. Un tunnel qui sortira au Kremlin, dans les chiottes de Poutine. C'est là que je le buterai. "Combien de mètres aujourd'hui ?" lui demandait-on en ricanant. Vingt verstes, il disait (car depuis, il avait lu Michel Strogoff), et j'avance de plus en plus vite. Avant les saints de glace, j'y suis. Mais ça assèche, bordel, toute cette terre à remuer, ramène donc ta Zubro, la grande Christine.

 

 

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26 décembre 2021 7 26 /12 /décembre /2021 08:13

(Extrait de Souvenirs galactiques, autobiographie inachevée de Mariam Kem, astrobiologiste, membre de l'expédition Pegasus, traduction de Max Fava-Lely)

On m'a souvent demandé pourquoi je fus la seule femme sélectionnée pour l'expédition Pegasus, qui atteignit pour la première fois en 2136 une exoplanète habitée. Et chaque fois j'ai été bien ennuyé pour répondre. Assurément mes compétences scientifiques n'y étaient pas pour rien, mais cinquante autres astrobiologistes auraient aussi bien fait l'affaire. Les mauvaises langues n'ont pas manqué de faire remarquer que mon physique ingrat, je ne crains pas de le dire, et mon appartenance revendiquée au mouvement  no-sex, avaient dû peser lourd dans la décision du comité de sélection : emmener une Marylin Monroe  pour un interminable voyage de 18 ans, c'était lancer une poudrière dans le cosmos. C'est vrai, aucune crainte en apparence à nourrir avec moi : d'ailleurs les mâles de l'expédition ne tardèrent pas à le faire sentir. Avec moi, ils se sentaient autorisés à oublier toute forme de galanterie. Non contents d'être misanthropes (j'avais deviné que c'était là leur subtil point commun), ils étaient pour la plupart également misogynes en diable. A la notable exception de Petia Mironov, le petit clown de service, qui malgré le bon contingent de blagues salaces qu'il avait emmené avec lui, jamais ne me manqua de respect et je dirais même d'affection. Et pourtant, dans les premiers temps, comme j'étais sur la défensive, je ne me privais pas de le chambrer comme les autres. Certains s'en offusquaient, se cachant à peine pour me traiter de grosse vache, mais lui, non, il acceptait bien volontiers d'être tourné en ridicule. D'autant plus qu'il ne s'épargnait guère : sa capacité d'auto-dérision était phénoménale et d'ailleurs je cessai vite de m'en prendre à lui. Il me faisait rire. Et il était bien le seul.

Un de mes plus farouches opposants était au début le lieutenant Groëbel, sans doute un descendant d'officier prussien paranoïaque, coincé comme un moine trappiste, aussi attirant qu'un hareng saur. Une vraie caricature de militaire à l'ancienne, dont on avait peine à imaginer qu'il ait été à un moment de sa vie un petit enfant plein de rêves et de désirs. Il y avait quand même un aspect de lui que j'estimais : jamais il ne hurla avec les loups, jamais il ne fit chorus avec ceux que j'appelais la bande des quatre, le commandant de bord et trois acolytes qui lui léchaient les bottes avec zèle et régularité. Et au bout de plusieurs années, je sentis même que le glacier entre nous avait commencé à reculer, et quand je lui demandai à emprunter les dix-huit volumes du Mahabharata qu'il avait chargés sur sa liseuse (et qu'il n'avait, j'en suis certaine, jamais lus), il bredouilla, surpris de cette demande (il ne s'en était jamais vanté et ne faisait jamais étalage de culture), et finit par accepter, tout en me prévenant que j'allais "me faire chier". Hélas, il est mort stupidement en rigolant parce que j'étais sorti les cheveux en pétard après une expérience foireuse dans mon labo, et que Petia avait sorti une blague pas super drôle mais qui contenait le mot cagibi. Cagibi, cagibi, avait-il répété en se tordant de rire, et une veine lui avait pété dans le ciboulot. Adieu Groëbel. En sa mémoire, j'ai lu tout le Mahabharata. Et non, ce n'est pas si chiant.

Sur Zwingli, la planète-cible, nous déchantâmes vite, Petia et moi. Ses habitants étaient d'une fadeur invraisemblable. Leur courtoisie, si elle n'était pas feinte, ne reposait que sur du vide. Et les paysages, d'immenses plaines battues par les vents, étaient d'un morne achevé. On nous fit la grâce de nous faire séjourner dans les seuls reliefs, les monts du Zabhor, dont je compris bien plus tard qu'ils étaient  complètement artificiels. C'est là, près du lac de Razhak-Gorben, que Petia tenta de revenir sur Terre par chaloupe cosmique intriquée, un vrai suicide tellement la technologie en était encore balbutiante. Et c'est une de ces immigrées du système planétaire Huss22 qui l'en détourna de justesse. Ce fut le coup de foudre entre les deux, et il épousa deux semaines plus tard Valinn Esmene im Drem, qui n'avait pas grand chose à envier pour le coup à Marylin (ce qui excita la jalousie des autres, soit dit en passant, qui la traitait de pute hussienne). J'eus le bonheur d'être leur unique témoin. Un bonheur un peu mélancolique malgré tout car je savais que cet amour se fracasserait tôt ou tard sur la différence des conditions : Valinn, avec ses 456 ans, était encore en pleine jeunesse ( les Haut-Hussiens atteignent parfois les 6000 ans), tandis que Petia avait au mieux trois ou quatre décennies encore à vivre. Et il allait vieillir, inexorablement vieillir tandis que Valinn resterait encore longtemps dans la splendeur.

Et c'est moi encore qui fut la marraine de leur unique enfant, Vladimir im Venk, qui naquit prématuré au bout de vingt-sept mois (la grossesse normale d'une Haut-Hussienne est de trente-six mois). Vivrait-il aussi longtemps que sa mère ou bien hériterait-il de la fugacité terrienne ? Nul ne le savait. C'était en tout cas un terrain d'observation passionnant pour une astrobiologiste. 

Cette idylle interplanétaire déplaisait à certains Zwingliens, et seule la lenteur infinie de leur bureaucratie retarda l'inéluctable décision de leur expulsion conjointe. Sans attendre le jugement terminal qui ne faisait aucun doute, nous choisîmes de partir vers une autre planète proche, Calvino dans la typologie terrienne, dont on ne savait à peu près rien (toujours cette sotte incuriosité des Zwingliens) sauf que son atmosphère était instable, voire dangereuse. 

Le départ se fit lors de la levée des deux lunes zwingliennes. Les autres membres de Pegasus ne vinrent même pas nous dire au revoir. 

On ne partait pas seuls, outre Petia, Valinn et Vladimir, nous emmenions avec nous Gick le prêtre orang-outan et deux autres Haut-Hussiennes, ainsi qu'un Zwinglien dont il n'était pas sorcier de comprendre qu'il était membre de la police politique, la fameuse Inki. Chargé de nous surveiller, ce fonctionnaire qui avait écopé de la mission parce que sa flemmardise excédait même le niveau de tolérance d'un chef de service peu regardant, fut bien heureux que je rédige à sa place les rapports secrets qu'il devait transmettre tous les trois mois à sa hiérarchie.

Une nouvelle vie s'offrait à nous,

(L'autobiographie de Mariam Kem s'achève sur cette virgule)

 

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19 décembre 2021 7 19 /12 /décembre /2021 08:13

(Témoignage de Valinn Esmene im Drem, recueilli sur bande magnétique Osmo-Thoën, an 9 de l'ère Sharkina, planète recyclée 42)

Quand j'ai annoncé mon mariage avec le Terrien Petia Mironov, ce fut la consternation autour de moi, dans ma petite communauté haut-hussienne exilée sur Zwingli. Pourquoi s'attacher à un homme comme celui-là quand on savait qu'il avait peu de chances de vivre au-delà du siècle ? Il faut bien comprendre que l'on ne craignait pas la mésalliance, les Hussiens sont en général ouverts et accueillants, sans doute parce qu'ils ont beaucoup souffert eux-mêmes dans leur  longue histoire de la xénophobie et du racisme. Non, ils savaient aussi la force des sentiments dont  nous, les Hussiens, sommes capables quand nous nous lions à un autre être vivant, quel qu'il soit. On en a vu qui ont porté le deuil pendant un demi-siècle après avoir perdu leur khazar*. Selon mes proches, je me préparais une longue période d'intime souffrance, car je survivrais bien longtemps  à mon époux. Et puis que savait-on au juste des Terriens ? Les rumeurs qui couraient sur eux n'avaient rien pour les rassurer, et les échantillons de l'expédition Pegasus n'avaient rien d'engageant, il faut bien le dire.

Oui, mais Petia n'avait pas grand chose à voir avec ces Terriens racornis qu'il avait dû subir pendant dix-huit ans. Petia était joyeux et solaire. C'est lui qui, par sa belle humeur, avait maintenu un tant soit peu de cohésion dans l'équipage. C'est avec lui que j'ai découvert ce phénomène étonnant qu'est le rire. Le rire est inconnu dans Luther6, ce qui ne veut pas dire que nous ne nous amusons pas, que ce que les Terriens appellent humour est inexistant. Simplement, cela ne se traduit pas de la même façon physiologique, avec ces grandes explosions vocales, ces yeux qui pleurent et ces trémoussements incoercibles du corps - tout à fait effrayants, il faut le préciser, pour un Hussien ou un Zwinglien qui y sont confrontés pour la première fois. Chez nous, l'amusement se traduit au mieux par ce que les Terriens nomment sourire, sauf que le sourire, chez nous, ne se forme pas sur la bouche et les lèvres, mais sur le lobe des oreilles. Nos oreilles vibrent à toute vitesse quand nous sommes heureux, un peu comme les ailes d'un oiseau-mouche.

J'étais femme de ménage pour les Terriens de Pegasus. Les dignitaires de Zwingli leur avaient alloué une belle et grande maison sur les bords du lac de Razhak-Gorben, dans les Monts du Zabhor. De temps en temps, les anthropologues zwingliens venaient les interroger, sans zèle excessif, car ces fonctionnaires - dont la plupart, ai-je fini par comprendre, avaient acheté leur poste et n'avaient que très peu de compétence en sciences sociales - se fichaient à peu près de leur enquête, qui n'était au fond que de pure forme. A vrai dire, d'une façon générale, les Zwingliens, malgré leur bienveillance de façade, étaient à peu près incurieux de ces étrangers. On avait bien voulu les recevoir, on leur permettait de vivre sans travailler, dans un environnement idyllique, mais de là à chercher à les comprendre, eux et leur civilisation lointaine, il y avait un pas que leur indolence naturelle n'avait aucune raison de franchir.

Les rescapés de l'expédition (l'un d'entre eux était mort justement d'avoir trop ri - ce qui montrait bien pour certains Zwingliens la nocivité du phénomène) s'accommodaient fort bien de la situation. Après ce long voyage ennuyeux à périr, ils n'aspiraient plus qu'à un autre type de farniente, ponctué de baignades dans l'eau divine du lac, agrémenté de cyborgs dont la sexualité avait été subtilement réglée par s'adapter aux caprices des visiteurs.

Seul Petia déprimait dans ce cadre trop lénifiant. Sa joie de vivre s'éteignait chaque jour un peu plus. Il avait crû, je pense, faire découvrir à ses hôtes le plaisir de la plaisanterie, la fraîcheur de la blague, et les vertigineuses effractions de l'absurde et du non-sens. Mais les Zwingliens étaient comme des bûches, réfractaires au loufoque, incapables d'étonnement. Gentils, oui, si l'on veut, désespérément gentils, et désespérément conservateurs, persuadés sans l'ombre d'une preuve de leur supériorité. Seuls nous, les Hussiens, éternels subalternes, employés de maison, miraculés des génocides antérieurs, étions sensibles aux propos de Petia, sans oser le montrer, cependant, par crainte d'être renvoyés.

Il allait tenter une manoeuvre ultime, rejoindre la Terre par chaloupe cosmique intriquée, à vrai dire un mécanisme peu fiable qui vous désintégrait plus souvent qu'il ne vous faisait passer à travers les plis de l'espace, lorsque j'ai posé ma main sur son bras. Il ne m'avait pas entendu venir, dans la pénombre de sa chambre bleue, et il se retourna brusquement, les yeux pleins de frayeur. Et c'est alors que, pour la première fois, sans que je ne m'en sois formulé l'intention, j'ai plissé ma bouche et montré l'émail de mes dents, rien qu'un bref instant, mais il avait vu, et cela sembla le désarmer complètement, il pointa son index vers moi, vers mon visage, d'un mouvement hésitant, et il se mit à sourire aussi, tandis que ses yeux devenaient humides et brillants, et son doigt se posa sur mes lèvres comme un papillon sur la corolle d'une fleur qui ne s'ouvre que deux ou trois fois par siècle, et la rumeur argentée des vagues sur le lac, la dentelle légère de la lumière perçant à travers les stores, tout cela nous emporta dans une sorte de tourbillon calme où nos corps s'engloutirent comme au ralenti, et rien ne fut plus comme avant.

Nous nous mariâmes deux semaines plus tard, dans une grotte creusée dans le basalte de la rive, à l'aplomb d'une falaise abrupte. Mariam Kem, la seule femme de Pégasus, était notre unique témoin, le prêtre étant un orang-outan du nom de Gick (du moins était-ce un être vivant qui ressemblait à ce que l'on identifie sur Terre comme un orang-outan, selon Petia, qui affirmait aussi qu'il n'avait pas rencontré créature plus intelligente sur cette planète : "La seule avec qui je puis parler métaphysique").

A part toi, mon amour, s'empressait-il d'ajouter.

Ce qui était adorable, mais bien excessif : je n'avais encore, à cette époque, pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien être, la métaphysique.

_______________

* Le khazar, inconnu sur Terre, est un animal qui tient du chat, du chien et du canari. Très affectueux, pourvu d'une douce fourrure mais aussi de deux ailes invisibles quand elles sont repliées, il est également télépathe. Dans toutes les écoles du système Luther6, il y a au moins un ou deux khazars : leur rôle dans la régulation des émotions collectives a été scientifiquement démontré (cf. Annales de psychologie cosmo-khazarique, W. Lindenfeld, S. Lam Gonesh Robava, XXXVI, codex 342)

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12 décembre 2021 7 12 /12 /décembre /2021 11:53

Extraits du Journal du Lieutenant Herman Groëbel (Mission Pegasus, 2118 - 2136)

(...) 7 avril 2117- Posé ma candidature pour la mission Pegasus, voyage de prise de contact avec la planète Zwingli, du système Luther6. Aucun espoir car pas de piston, mais il fallait que je le fasse. Que je me tire de ce merdier.

(...) 15 septembre 2117 - Incroyable. Retenu pour les tests de Pegasus, désert d'Albuquerque. Départ dans une semaine. Je vais rédiger mon testament, ce sera vite fait. Qui vraiment me regrettera ?

(...) 28 octobre 2117 - Le nombre de connards de cette base est incommensurable. Interrogatoires à la noix, expériences débiles de sommeil artificiel. J'ai la forte impression qu'on teste la sociabilité, je donne le change, forte envie de leur défoncer tous la gueule à coups de tatane.

(...) 5 décembre 2117 - Engagé. Signé, lu et approuvé. Et pourtant, pas de plaisir. Réunion avec les autres missionnés ( huit hommes et une femme), pas un avec qui j'ai envie d'échanger un mot. Sales gueules, la femme encore pire. Ils ont tout fait pour tuer dans l'oeuf toute tentation érotique. Dans ma liseuse, j'ai glissé Le Mahabharata, 250 000 vers, dix-huit livres, ça fera un par année de voyage. Pas sûr que ça compense.

(...) 8 janvier 2118 - Décollage demain dans la Zone inconnue. Dit adieu à la Terre, ce cloaque, envie de balancer un glaviot au Premier Ministre, qui a tenu à se déplacer pour nous souhaiter bonne chance. "Vous incarnez l'espoir de la planète." Je t'en foutrais.

(...) 12 février 2118 - Pourquoi ont-ils tenu à embarquer ce clown de Petia Mironov (je suis prêt à parier que c'est un pseudo) ? Le roi de la blagounette, le prince de la punchline. Dans deux mois, à mon avis, il est cramé. Enfin, pour l'instant, c'est encore l'état de grâce, même la bonne femme, cette porte de prison, rigole comme une bossue. D'ailleurs c'est vrai qu'elle est un peu bossue.

(...) 4 mai 2118 - Sorti de deux mois de sommeil artificiel. Comme si j'étais jet-laggé, pas de surprise. Et l'autre qui déconne toujours. J'espère que c'est bientôt son tour. Toujours pas vraiment décollé question Mégabaratin : ces histoires de guerres incessantes me donnent plutôt de sales idées.

(...) 25 octobre 2118 - Visio avec Zwingli. Trois heures pour s'entendre dire qu'il est chouette notre vaisseau spatial. Ces extraterrestres sont chiants à mourir.

(...) 4 février 2119 - Je ne tiendrai jamais jusqu'au bout.

(...) 11 juin 2119 - Rêvé que je baisais avec Calamity Jane, notre sémillante compagne de voyage. Un cauchemar. Elle continue de rire grassement aux blagues de notre histrion officiel. Heureusement j'en reprends demain pour six mois de coma provoqué. Le max possible. 

(...) 7 janvier 2120 - Fait du rab. M'est avis qu'ils n'avaient pas très envie de revoir ma gueule. Muscles en déroute, rééduc à fond les gamelles. Mironov est passé aux histoires juives. Il prétend qu'il m'a vu sourire. 

(...) 28 mars 2120 - Retrouvé une vieille cusse qui m'avait bien fait marrer au CM1.   Je l'ai raconté à Calamity. J'ai bien vu qu'elle s'est forcée pour sourire. 

(...) 12 mars 2121 - Raconté ma cusse du CM1 pendant la visio avec Zwingli. Ces pignoufs de toute façon ne savent pas rire, ils émettent un drôle de bruit en faisant vibrer leurs mâchoires, un bruit de criquet aux élytres rouillées. Une horreur. La question de savoir s'ils ont le sens de l'humour n'est pas encore résolue.

(...) 4 juillet 2123 - Plus de deux ans sans avoir rien écrit ici. Pour quoi faire ? Rien ne change jamais. Ma seule distraction c'était les visios, je provoquais les loustics, curieux de voir jusqu'où pouvait aller leur bienveillance de merde. A mi-mot, je les traitais d'enfoirés. Ils ne bronchaient pas. Un jour, le commandant  a relu les verbatim, et depuis je suis privé de visio. Mironov s'est bien marré, il m'a dit que c'était la première fois qu'il avait pris du plaisir à m'entendre.

(...) 25 décembre 2123 - Noël. Calamity en Mère Noël, Mironov en cerf du père Noël. On a testé une application de cuite artificielle, en réalité augmentée. Très réussie (j'ai vomi sur le commandant, il a dit que l'expérience était terminée, dommage).

(...) 9 avril 2124 - Je ne sais pas ce qui m'arrive, parfois j'ai comme des fous rires nerveux, des spasmes, alors que tout me débecte. Je prends de la Ritavoltine et de l'Aprazan, mais ça revient toujours.

(...) 12 août 2124 - Je vire cinoque, c'est sûr. Et puis je dois avouer que je me suis trompé sur Mironov. Heureusement qu'il est là, sans lui, j'en aurai passé plusieurs par les hublots. Il s'est aperçu que je riais quand il faisait de l'humour caca-boudin. Il en rajoute tant qu'il peut, et je ne peux pas m'empêcher de glousser comme une poule, c'est très emmerdant. On dirait Calamity. Tiens, sur elle aussi, je me suis trompé. Elle m'a emprunté mon Mahabharata, et ça a l'air de lui plaire. Mais comment lui dire en face ? Ça, je ne pourrai jamais.

(...) 17 février 2025 - Mironov nous a sortis des histoires drôles en patois berrichon, une langue morte que les cul-terreux auraient soi-disant parlée autrefois. Rien compris, mais on a ricané quand même, c'est très étrange.

(Le lieutenant n'est pas allé plus loin. Mort d'une rupture d'anévrisme provoqué par un fou rire quelques jours plus tard, il a été déposé dans les parages de la nébuleuse de la Méduse).

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5 décembre 2021 7 05 /12 /décembre /2021 07:07

Mon père avait fait partie de Pegasus, la première expédition réussie de débarquement sur une exoplanète. C'était en 2136, le voyage avait duré dix-huit ans, jusqu'au système planétaire Luther6, à 47 années-lumière de la Terre selon l'ancienne mesure de distances.  Malgré les périodes de sommeil artificiel, une telle longueur de temps demeurait problématique à supporter, aussi avait-on secrètement sélectionné des astronautes dotés d'un fort taux de misanthropie, dégagés de toute nostalgie familiale et amicale et ravis d'échapper à la foule. Cependant, comme il n'y avait pas de raison pour que ce déficit de sociabilité ne pénalise pas aussi la bonne ambiance de la mission, avait-on pris  soin de compenser par l'adjonction d'un élément régulateur susceptible de déminer les tensions, et l'on n'avait rien trouvé de mieux que de faire monter à bord ce que l'on nommait autrefois un boute-en-train, un clown, un rigolo.

Ce rigolo, en l'occurrence, c'était mon père. Il était né avec la vis comica, le don du comique, rien que sa bouille faisait sourire le plus renfrogné des bourrus, déridait les Alceste les plus coriaces. Des années de stand-up sur les campus les plus variés et dans les clubs les plus huppés ou les plus populaires des grandes mégalopoles lui avaient donné un sens de la répartie quasiment sans égal. Pour Pegasus, il avait préparé, à l'aide aussi d'une équipe redoutable de jouteurs oratoires, d'addicts aux battles, un max de cusses.  Pour la plupart, très axées humour noir, car il est bien connu que le seul humour prisé par les misanthropes c'est celui-là, l'humour noir.

L'expédition avait été couronné de succès, si l'on excepte la mort du Lieutenant Groëbel, mort littéralement de rire la septième année. Rupture d'anévrisme lors d'une crise de fou rire déclenchée par une remarque de mon père sur la coiffure de la seule femme à bord au sortir d'une phase de sommeil ultra-paradoxal : "On dirait que tu sors d'un cagibi." Rien de vraiment drôle en soi, il faut bien le reconnaître, mais le mot cagibi, pratiquement sorti de l'usage au XXIIe siècle, provoqua une hilarité incompressible chez ce pauvre Groëbel, et le cerveau n'y résista point. Mon père en éprouva une culpabilité somme toute mesurée : le lieutenant était vraiment une figure sinistre et non seulement personne ne le regretta, mais ce fut comme si sa disparition avait éclairci le paysage, et jamais l'atmosphère ne fut aussi décontractée qu'après qu'on l'eut évacué dans les profondeurs stellaires.

Le contact avec les habitants de Zwingli, la plus grande des planètes du système Luther6, longuement préparé par des visioconférences extrêmement ennuyeuses (les Zwingliens étaient d'une gentillesse et d'une bienveillance sans faille - ce pourquoi on les avait choisis - mais, en revanche, ils avaient ce défaut d'être extrêmement lents, articulant un mot seulement toutes les trente secondes), ce contact donc fut un événement colossal, un autre pas de géant pour l'humanité.

Mais ce fut à partir de ce moment que mon père déchanta : l'humour, pour se déployer, exige une certaine vitesse. Or même une blague type Carambar ne faisait son effet dans un cortex zwinglien qu'au bout d'un bon quart d'heure. Un sketch de Desproges prenait le temps d'un séminaire pour être assimilé.

Au bout de trois semaines, pour la première fois de sa vie, mon père entra en dépression.

Les misanthropes s'accommodaient assez bien de la situation. Pour eux les autochtones étaient des cons et des abrutis, ce qui ne perturbait pas leur vision habituelle du monde. L'univers était partout pareil, la bêtise régnait universellement. Ils n'étaient d'aucun secours pour mon paternel, qui ne rêvait plus que de retrouver ses copains de bistrot (il possédait bien une application de réalité augmentée où il pouvait les retrouver tous dans un environnement simulé, mais il en avait épuisé en dix-huit ans toutes les ressources, cela ne le faisait plus vibrer).

Il demanda à repartir mais la bureaucratie zwinglienne était à l'image de la réactivité zwinglienne. Sans qu'on ne lui mette le moindre bâton dans les roues, il fallait compter trois ans en procédure accélérée pour obtenir la tenue d'une commission pour l'examen d'une proposition de départ à l'horizon 2150. Mon père décida donc de partir, comme on disait autrefois, à la cloche de bois, sans demander l'avis de personne, à bord de l'une de ces chaloupes cosmiques  intriquées avec la Terre, qui permettait une fois sur deux de revenir en trois minutes chrono (l'autre fois sur deux, on était désintégré, et jusqu'à présent le résultat était totalement imprévisible, c'était la roulette russe du trou de ver dans l'espace).

Une jeune femme l'en dissuada in extremis : c'était une immigrée du système Hus22, âgée de 456 ans (je dis tout de même jeune femme, car sur Hus22 l'espérance de vie est d'environ 5400 ans). Sa longue chevelure poivre et sel, ses yeux de corail et ses mains de fougère subjuguèrent mon père et il en devint aussitôt amoureux. Ils se marièrent peu après selon le rite orthodoxe-animiste alors très prisé sur Zwingli, et je naquis vingt-sept mois plus tard (la gestation d'un Hussien durant trente-six mois, on peut dire que je suis un grand prématuré). Mon père découvrit aussi le subtil humour hussien (qui n'était pas sans rapport, affirmait-il, avec l'humour juif - les Hussiens avaient connu aussi leurs pogroms) et il songea longtemps à en faire un nouveau spectacle, mais hélas il ne revint jamais sur Terre, où les Zemmourroïdes (ainsi se nommaient-ils eux-mêmes en souvenir d'un ancien polémiste plastiné au Musée d'anatomie de Maisons-Alfort) avaient pris le pouvoir et mis fin à tous les programmes spatiaux.

Avant de nous quitter, il m'a laissé une bague dont le chaton contenait selon lui quelques milliers de cusses recueillies de son vivant, un vrai trésor. Il suffisait de tourner le chaton et l'une d'elles se faisait entendre. Avec ça, on pouvait sans ennui  traverser deux ou trois galaxies. Poil au Kiki*.

(Traduit du Haut-Hussien par Nil Pétarbrock, avec l'aide de Victorine Serebrennikov)

*(exemple de vieil humour terrien devenu incompréhensible)

 

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17 octobre 2021 7 17 /10 /octobre /2021 08:30

J'arrivais toujours un peu en avance sur le chantier. Le soleil n'avait pas encore passé au-dessus de la grange, la cour pavée était encore dans la pâleur laiteuse du matin. Je l'abandonnais bien vite pour le verger, et le pré un peu plus loin. La rosée abondante mouillait les chaussures, et j'éprouvais du plaisir à contempler le cuir luisant sans que l'humidité ne le transperce. C'était de bonnes chaussures, que j'avais achetées il y a plus de dix ans très certainement, mais j'ai toujours du mal avec le calcul des années, je minore toujours le temps qui passe.

Les derniers jours, la brume faisait de la résistance, se répandait en nappes sur les champs, en coulées blanches qui se détramaient au ventre des troupeaux, et quand le soleil trouvait enfin l'ouverture c'était un triomphe insonore, du grand spectacle gratuit pour resquilleurs dans mon genre. Le poney solitaire ne tardait pas à venir près de la clôture électrique, gardant juste un peu de distance pour que je fasse mon numéro d'apprivoisement, que je tende la main et qu'il se rapproche des quelques centimètres nécessaires pour que je le caresse.

L'autre matin, je suis allé jusqu'à l'ancienne pêcherie, ce triangle d'eau où nous jetions nos lignes il y a plus d'un demi-siècle, à l'ombre malingre de deux grands peupliers. Ce n'était plus qu'une vague mouillère, la chaussée avait disparu sous la houle féroce des ronciers. Et les deux peupliers n'étaient plus que des fantômes qui bruissaient dans mon souvenir. Qui aurait l'ouïe assez fine pour repérer l'insoupçonnable source qui devait alimenter le filet d'eau famélique au creux de la combe ? J'en suivis le tracé tout théorique, en me rappelant la fontaine encadrée de planches à la frontière des deux champs alors séparés par du fil barbelé : c'est que d'un côté on cultivait, orge, pommes de terre, avoine, blé - c'était le "champ de la côte" - et de l'autre on laissait en prairie pour les bêtes - c'était le "pré de la carrière". Mais cette séparation n'avait plus lieu, le barbelé avait vécu et d'ailleurs il n'y avait plus de barrières à ces champs car il n'y avait plus de bovins qui les broutaient. Une zone humide indistincte s'était étendue et il n'y avait plus rien qui ressemblât à une fontaine.

Je savais que ces terres avaient été gagnées sur la forêt à la fin du XIXème siècle. Des hommes, nés dans ce petit pays mais qui avaient fait fortune ailleurs dans les travaux publics, s'en étaient revenus, pleins d'usage et raison, et avaient fondé une petite utopie agricole, modèle d'ordre et de rationalité.

Cent trente ou cent quarante ans plus tard, je me disais qu'une parenthèse était peut-être en train de se refermer. Et puis j'entendais le ronflement du camion : les autres arrivaient, le chantier allait reprendre, et, à son humble mesure, prolonger encore un peu la promesse d'un autre temps.

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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 20:24

Elle était souvent passée par cette ville, mais n'y avait jamais séjourné. Tout à l'heure elle franchirait le pont et monterait les deux étages pour rejoindre l'appartement de cette amie dont - l'avait-elle prévenue avec une sorte de gourmandise dans la voix -, les fenêtres donnaient sur le fleuve. Pour l'instant, elle était donc encore sur l'autre rive, assise sur un muret, un peu fatiguée d'avoir arpenté une bonne partie de l'après-midi le salon du Livre d'histoire, un de ces rendez-vous qu'elle manquait rarement. Le soleil d'octobre faisait resplendir les courants agités, et elle s'étonna de voir plonger dans les vagues brunes un oiseau noir, qui devait être un cormoran. Oui, c'était sans doute cela, un cormoran. Elle ne s'y connaissait pas tellement en oiseaux, mais là elle était sûre d'elle. Que ces oiseaux marins remontent si en amont du fleuve l'étonnait aussi, mais ce devait être normal.

Le plongeur n'était pas seul : elle vit un autre cormoran, vigie immobile sur un îlot herbeux au mitan du courant, et puis d'autres encore, remontant à grands coups d'ailes et piquant de temps à autre dans les flots, y disparaissant de longues secondes, réapparaissant un peu plus loin, avec, parfois, un liseré d'argent dans le bec. Une belle bande de corsaires.

C'était toujours ainsi à l'automne, lui dit plus tard son amie, qui lui raconta comment elle avait trouvé cet appartement, alors qu'elle était contrainte de quitter sous quinze jours la maison qu'elle occupait alors, par la faute de pseudo-amis qui l'avaient mise en vente sans la prévenir. Une semaine s'était déjà écoulée sans qu'elle trouve rien qui lui convienne dans la ville, et ce n'est que sous l'insistance de son compagnon et par l'anxiété provoquée par l'urgence, qu'elle avait accepté de venir de ce côté-ci du fleuve, dans ce vieux quartier qui avait à l'époque assez mauvaise réputation. Une agence, investie de justesse avant sa fermeture, l'avait finalement rappelée deux jours plus tard : un appartement sur le quai s'était libéré, dont personne ne savait rien. A peine l'amie eut-elle passé la porte qu'elle sut que c'était cela qu'elle attendait : la juste part de lumière et de ciel qui était enclose en ces murs.

Elle dormit dans le canapé convertible de la chambre qui avait vue sur le fleuve, se contentant de tirer les rideaux, masquant presque à regret les piles du pont illuminés discrètement de halos violets par le dessous. Elle fit cette nuit-là un rêve abstrait comme une toile de Rothko, où son amie, ou en tout cas quelqu'un qui lui ressemblait (mais les figures étaient évanescentes), opposait à la réalité un déni massif et obstiné. C'était tout à la fois absurde et déroutant :  la remise en cause de l'évidence en était tellement forte, si implacable qu'une sorte de doute finissait par se faire jour, comme une lézarde dans un mur. Et si elle avait raison, si la réalité était autre chose que ce que l'on croit la réalité ? Ce n'était pourtant pas un cauchemar.

Au matin, tandis que l'amie, levée avant elle, préparait le petit déjeuner avec le même soin discret que le dîner de la veille, elle retrouva la harde des cormorans, bec vers l'amont, sphinx comme en lévitation au-dessus des tourbillons. A côté de la fenêtre du salon, sur un petit bureau, elle vit une paire de jumelles dans son étui noir.

Sur la route du retour, où brume et soleil semblaient jouer à colin-maillard, elle essayait de retrouver les images du jour et de la nuit, histoire, pensait-elle obscurément, de les garder en soi le temps nécessaire pour dissiper peut-être leur énigme.

 

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3 octobre 2021 7 03 /10 /octobre /2021 00:31

Bon. Cette fois il était obligé d'en convenir : il était à sec, l'inspiration était tarie, le petit billet d'humeur qu'il écrivait tous les deux ou trois jours pour le journal local s'effilochait, devenait - il en était bien conscient - de plus en plus inconsistant. D'ailleurs, il était surpris qu'on ne lui demande pas de passer la main. Sans doute que Brichard, le rédacteur en chef, avait d'autres chats à fouetter, avec son lectorat vieillissant, le versant numérique qui patinait dans la semoule et les journalistes de plus en plus incultes qu'on lui mettait dans les pattes. Il était bien rare maintenant que quelqu'un l'interpelle en le félicitant pour telle ou telle saillie drôlatique qu'il avait glissé dans son papier du jour. Qu'est-ce qui s'était passé ? L'usure ? C'est  vrai qu'il sacrifiait à l'exercice depuis dix-sept ans, mais ce n'était pas une vraie raison : la vérité c'est qu'il s'était aigri, ses billets avaient viré insensiblement à la nostalgie, la satire joyeuse avait dégringolé dans la plainte pâlichonne. Il tirait à boulets rouges sur l'époque, et c'était encore trop dire, son rouge à lui avait du plomb dans l'aile, c'était un rouge de fin de boutanche, de la lie sans éclat. Oh, il avait bien encore deux ou trois admirateurs, admiratrices plutôt, qui le flattaient inconsidérément : Ah ça, monsieur R., vous, vous savez écrire ! Mais il y avait longtemps que ce genre de commentaires ne lui causait plus aucun plaisir, il en aurait même baffé certains qui se croyaient autorisés à lui taper dans le dos pour exprimer une réjouissante communauté de vues qui n'était à ses yeux que pure illusion.

S'il était honnête, il devrait envoyer sa lettre de démission. Mais il avait encore besoin de cette pige pour aller jusqu'à la retraite, sa femme avait perdu son poste quand la chemiserie avait fermé, et sa fille avait bien encore besoin d'un petit coup de main financier de temps à autre, dame la vie à Paris était si chère. Donc il continuerait, enfin du moins tant que Brichard ne décide pas d'arrêter les frais, c'était un petit coup de mou, il s'en relèverait, ce n'était pas la première fois.

Il regarda sa brave bête de chien qui roupillait au bas du canapé. Il enviait sa sérénité, bon dieu, en ce monde les chiens sont plus heureux que leurs maîtres. Tiens, il avait là son sujet du jour. Les gens, enfin la plupart des gens, aiment les chiens. Il allait donc parler des chiens, faire une petite référence à La Fontaine, Le Loup et le Chien, c'est bon ça. Il avait voté animaliste aux dernières élections européennes, mais ne l'avait pas crié sur les toits. Le lectorat pour être vieillissant n'en demeurait pas moins globalement favorable à la chasse, et ces cons de néo-ruraux n'achetaient pas le journal. Pas de politique, répétait sans cesse Brichard, qui remontait régulièrement les bretelles de certains stagiaires à l'esprit critique un peu trop affûté.

Oui, il parlerait des chiens, et puis il songea à ce rottweiler qui avait failli lui emporter la main aux dernières vacances, et il se rembrunit. La frousse qu'il avait eu. Le maître, pas un punk à chien pourtant, s'était à peine excusé.

Il ne l'emporterait pas au paradis.

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