Je suis superstitieux. Ce n'est pas un aveu que l'on fait de gaieté de coeur. Confesser être colérique ou orgueilleux a un peu plus de gueule, car ces vices (assimilés quand même à des péchés capitaux, pas moins) comportent toujours une sorte de contrepartie positive : ne parle-t-on parfois de saine colère ou de fierté légitime ? La superstition ne semble pas avoir un tel arrière-plan, c'est en général la stupidité qu'elle induit. La superstition est honteuse, une vraie maladie vénérienne de l'âme. On ne s'en vante pas, et si on la reconnaît chez soi, devant les autres, on s'empresse d'en ricaner, on implore l'indulgence, la bêtise qui ne porte pas à conséquence.
Certains inclinent à penser que la superstition serait une sorte de résidu de pensée magique, un reste de mentalité médiévale que la rationalité moderne n'aurait pas encore éradiqué. D'autres, plus radicaux encore, assimilent toute religion à la superstition, toute croyance à un déficit de Raison, mais c'est une autre question, je connais des superstitieux qui n'ont aucune religion, aucune vision de l'au-delà, mais qui traînent un porte-bonheur dans leurs fouilles, qu'ils ne jetteraient pour rien au monde.
Et si au lieu de ne voir dans la superstition qu'un oripeau gênant de la modernité, on y voyait a contrario le propre de l'homme ? Je veux dire, je ne connais pas d'animal qui soit superstitieux, la question ne se pose d'ailleurs même pas. Ce sanglier à l'orée du champ de maïs va-t-il toucher le bois de ce hêtre avant de s'aventurer à terrain découvert et risquer la balle du chasseur ? Non, aucun de ces gestes qu'en langage savant on appelle "propitiatoires" (parce qu'ils tendent à rendre les divinités propices) n'a été repéré, à ma connaissance, chez les animaux. A mon humble avis, à l'inverse, le chasseur-cueilleur paléolithique est déjà superstitieux.
Il ne faut pas croire, j'ai essayé de lutter contre mon tropisme superstitieux. J'ai même forgé une définition implacable : La superstition est une chienne stérile qui ne garde qu'une maison vide. C'est dire. Et pourtant. Et pourtant, je n'entre dans mon immeuble qu'en passant le plus souvent entre les deux petits poteaux de bois qui en marquent l'entrée, alors qu'il serait plus rapide souvent de passer à côté. Et pourtant, quand un noir corbeau croise ma route, s'envole devant la voiture, je ne peux m'empêcher de murmurer en mon for intérieur : "C'est du bonheur, si tu veux, que le corbeau t'annonce." C'est d'Epictète, cette sentence, et j'en ai déjà parlé ici, en septembre 2008. Je me répète, mais c'est que la chose doit être importante. J'écrivais déjà que "les mots qui niaient la superstition étaient devenus les supports d'une nouvelle superstition. Et il avait beau trouver ça ridicule, il ne manquait pas de sacrifier au rite. Et plutôt deux fois qu'une." Je disais "il" alors, comme s'il s'agissait d'un autre.
J'ai longtemps lutté en vain, en loucedé, sans rien dire à quiconque bien sûr, mais j'ai perdu la partie. Ou plutôt, j'ai pactisé avec le diable, j'ai accepté cette facette de moi-même. J'ai réalisé que la superstition est liée à l'inquiétude, à l'anxiété. Alors s'il existe des gestes qui peuvent venir à bout de cette inquiétude, apaiser cette crainte, des petits gestes qui ne mangent pas de pain, qui ne font de mal à personne, je me les autorise sans plus de vergogne, au risque du ridicule (mais le plus souvent, les autres n'y voient que du feu). Cette inquiétude, surtout, le plus souvent, elle se porte sur ceux que j'aime, sur celles et ceux dont le sort m'importe.
Quand ils passent la porte de l'appartement, je me faufile sur le balcon. La plupart du temps, ils ne me voient pas, ne songent pas à regarder vers le ciel, alors je les suis jusqu'à ce qu'ils disparaissent à l'angle de l'immeuble, comme si de les accompagner ainsi jusqu'à l'extrémité de ma vision allait les protéger des vilenies du destin. Je rentre un peu rassuré. J'aurai fait ce que je pouvais.