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28 février 2023 2 28 /02 /février /2023 10:49

L'ami Toutouz  a eu la curiosité de sonder l'intelligence artificielle dont tout le monde parle, Chat GPT, bien sûr, au sujet de la tasonnerie.

"1) Qu'est ce que être tason?
 
Je suis désolé, mais je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire par "être tason". "Tason" ne semble pas être un terme courant ou une expression en français, du moins pas dans le contexte que vous avez fourni. Pouvez-vous s'il vous plaît fournir plus de contexte ou d'informations pour que je puisse mieux comprendre votre question et vous aider de manière appropriée 

2) Qu'est ce que la tasonnerie?

Je crois que vous voulez dire "la tannerie", qui est l'endroit où l'on traite les peaux d'animaux pour les transformer en cuir.

La tannerie est un processus complexe qui implique plusieurs étapes, notamment le trempage, le dégraissage, le tannage, le foulage et le séchage. Le but de ce processus est de transformer les peaux d'animaux en cuir, qui est plus résistant, durable et utile que les peaux d'animaux non transformé." 

Conclusion de Toutouz : "Ouf, toujours invisibles nous sommes : L'intelligence non artificielle a encore de beaux jours devant elle : Graissons."

Kinkiste, notre éminent spécialiste trouduculdumondologue, diplômé de l'Université du Goutilla, a réagi promptement, c'est-à-dire deux jours plus tard :

"Le logiciel d' intelligence naturel des tasons existe depuis fort longtemps, on ne lui pose pas de questions et  pourtant il donne des réponses. Il s appelle merdeGPT et lui aussi il évolue avec l' âge.
 
Sinon Bravo  Michel , prendre le temps de poser des questions dont on est sûr de ne pas avoir les réponses est un bel acte de tasonnerie.
T'es déjà en campagne pour l élection du suprême tason 2024  ?"
 
Le PPESE assure de son côté qu'il publiera dans les prochains mois un communiqué précisant qu'il n'a rien à ajouter.
 

En tout cas, nous ne serions trop conseiller à ceux qui voudraient en savoir plus d'aller écouter le sieur Toutouz au bar l'Arcade à Neuvy, vendredi soir à 21 H. 

Il y tiendra une conférence sur la question avec un autre éminent spécialiste, Thierry Lieutaud, docteur honoris causa de la faculté de Liglet.

 

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10 janvier 2023 2 10 /01 /janvier /2023 23:33
Oui, la rédaction vous adresse à vous, tasonnes et tasons, tous ses voeux pour cette nouvelle année 2023, qui s'annonce comme toutes celles qui l'ont précédée, particulièrement mirifique.
On vous promet en tout cas d'être encore plus tasons qu'en 2022, et ce n'est pas peu dire. On a attendu déjà le 10 janvier pour vous la souhaiter bonne.
On ne se tourne pas les pouces pour autant. Et certains d'entre nous continuent de porter sur le monde qui nous entoure le regard le plus vigilant. Tiens, comme ce grand diable de Kinkiste, qui nous envoie le message suivant :
 
"Dépêchez vous pendant qu'il est encore temps, allez voir ça. Ils n'ont pas encore retiré les décos de Noël à Chambon sainte Croix.
Ils ont vraiment mis la gomme cette année.
 

Avec les boules, c'est carrément féérique."

Mon Kinkiste, il n'y a que toi pour débusquer ainsi la beauté du monde. Il est vrai que nous avons là un village d'artistes honteusement ignoré même de la presse locale. L'art d'embellir le simple poteau confine ici au sublime.

 

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26 juin 2022 7 26 /06 /juin /2022 23:52

J'ai une supplique à adresser à la Camarde : lâche-nous un peu la grappe. A peine avons-nous dit adieu à notre Dédette, qu'une autre triste nouvelle nous afflige. Simon, le merveilleux Simon Leyshon, notre Gallois préféré, la preuve incarnée que la tasonnerie pouvait exister aussi outre-Manche, Simon, notre ami, n'a pas survécu à l'avc qui l'a frappé soudainement la semaine dernière.

Simon et Julian

Simon était venu en France par le biais des échanges linguistiques. Il avait débarqué avec d'autres copains anglais dans la cité tasonlandaise et sa campagne environnante, découvert les bizarreries du mode de vie berrichon, et noué des amitiés qui devaient passer les décennies. Impossible de ne pas craquer pour ce joyeux luron qui m'a fait toujours fait penser à Coluche, par sa rondeur naturelle et son génie comique. Car Simon était drôle, c'était un magnétiseur de joie. Il parla très vite un français courant émaillé de fautes délicieuses qu'il prenait bien soin de ne pas policer, car il savait que sa drôlerie était aussi dans cet usage outlaw de la langue de Molière.

Il était bordélique en diable, et sa petite voiture était un foutoir innommable, où la musique était reine. 

Il parvint à nous attirer en Angleterre, à Slough, dans la banlieue de Londres où habitaien

t sa mère et tous ses copains, dont une bonne poignée était des descendants de Polonais, comme Julian, l'ami de toujours que l'on voit sur la photo. Nous découvrîmes les pubs, les chapelles reculées dans le tréfonds des cimetières anglais, le Polish Club de Slough avec ses bals endimanchés, les fast food, les pubs, les promenades sous la lune avec le Sound System sur l'épaule, le 501 au jeu de fléchettes (on fonda au retour le DCA : Darts Club of Aigurande), les pubs et très peu de musées. Ce n'était pas l'Angleterre touristique qui s'offrait à nous, il y aurait toujours le temps pour ça, mais quelque chose de plus immédiatement vivant.

Le seul regret aujourd'hui est de l'avoir si peu vu ces dernières années. Il avait fondé une famille, qui était autour de lui dans ses ultimes instants. Toutes les tasonnes, tous les tasons s'associent à la peine immense qui doit être la leur. Thank you so much, Simon, we loved you.

 

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18 juin 2022 6 18 /06 /juin /2022 12:07

Dédette, c'est d'emblée un mythe. Avant même de mettre les pieds dans son antre de Dampierre, un parfum de légende circule : Jacques Higelin serait passé par là, Gault et Millau aurait tressé des éloges à son civet de lapin.

Dampierre, une ancienne école de hameau reconverti en restaurant, vaste comptoir de chêne pouvant soutenir la poussée d'une escouade de bûcherons en bordée, cuisines introuvables chez Mobalpa, grande salle de banquet à l'arrière.

On arrive là en bande, le plus souvent à l'improviste, ce n'est pas encore l'époque des portables et réserver n'est pas encore un geste habituel, et j'entends encore Dédette protester qu'elle n'a rien à nous faire manger. On insiste bien sûr, on promet qu'on ne sera pas difficiles, alors elle compose avec les restes, le menu est un invraisemblable patchwork, une terrine ou deux sortent du néant, elle vous envoie chercher à la cave des bouteilles de pif, au bout du compte c'est le festin, c'est Byzance. Et ça ne donne pas dans le compassé, non, ça parle fort, ça s'agite, ça rit, c'est Panurge et Pantagruel qui s'esbaudissent, Dampierre c'est Rabelais ressuscité.

Assemblée tason à Dampierre, en 1635

Alors quand les Tasons, avançant dans l'âge, dispersés par les hasards cruels de l'existence, s'organisent et choisissent de se retrouver tous les ans à la croisée des trois zones des vacances d'hiver, le plus souvent dans la froidure de février, c'est naturellement dans la chaleur de Dampierre, chez Dédette, que les festivités ont lieu. Après l'apéro qui s'éternise à Tasonlande, la musique et les chants rituels cornaqués par le Président, une furieuse gueulante du même donne le signal du départ : un cortège de bagnoles s'ébranle vers Gargilesse, et il faut croire que les bonnes fées du Walhalla tason protègent le convoi, car pendant toutes ces années aucun accident ne sera à déplorer, ni même le moindre contrôle de maréchaussée. Il y avait pourtant pour les pandores de quoi remplir leur carnet de souches.

La fête et les libations sacrificielles durent jusqu'à l'aube, et Dédette le plus souvent nous laisse avec la consigne de jeter la clé dans la boîte aux lettres. Cette confiance nous honore et gare à celui qui se servirait au bar sans cracher au bassinet.

Et quand Dédette prend une retraite bien méritée, qu'à cela ne tienne, c'est encore elle, avec sa dream team, qui viendra nous régaler à la salle des fêtes de La Forêt-du-Temple, le nouveau sanctuaire tason.

Il ne faudrait pas réduire maintenant Dédette à cette seule figure pittoresque, de cordon bleu qui n'envoie pas dire ce qu'elle pense, et qui serait en somme un avatar de Maïté et de la Mère Denis. Car Dédette, c'est bien plus que cela, de son vrai nom, qu'il faut dire aussi, Bernadette Lagonotte, c'est une personne cultivée qui aime à débusquer la beauté du monde. Elle aime les arts, la peinture, le théâtre, elle se rend aux expositions, n'hésite pas à faire des kilomètres pour assister à une première. Elle accueillit longtemps l'espace d'un été la troupe de Gargilesse réunie autour du metteur en scène Jacques Salomé, qui associait amateurs et professionnels. Le catering de la troupe c'est chez Dédette. Il me souvient d'un Oncle Vania de Tchekhov, joué dans une grange proche. Un art exigeant et simple, l'âme russe, le monde en son mystère essentiel et sa mélancolie profonde sous le ciel étoilé du Berry.

La mélancolie, la tristesse,  ce sont les sentiments qui nous étreignent à ta disparition, Dédette, notre amie, et nous nous associons à la grande peine de ceux qui t'aiment, ta fille Eve, tes petites-filles, ton inséparable soeur Elizabeth, toute ta famille et tous tes ami(e)s. Et puis un autre aussi, la gratitude : merci à toi, Dédette, merci infiniment pour toutes ces années d'amitié, merci d'avoir été cette grande âme chaleureuse qui rendait le monde plus beau et plus vivant.

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29 mai 2022 7 29 /05 /mai /2022 00:20

On ne peut pas dire que la vie l'avait gâté. Elle avait commencé tout d'abord par l'affubler de ce nom qui n'annonçait rien de bon : Faulichon. Ses parents bien sûr n'étaient pas responsables, son père et ses ascendants avaient dû eux aussi faire avec. Mais ils auraient peut-être pu éviter d'en rajouter. Avec ce prénom - Raymond - plus très en vogue déjà à l'époque, mais que voulez-vous, papa Faulichon trouvait bien que ça rime, et il avait toujours vénéré Raymond Poulidor, en qui sans doute il se reconnaissait, le maillot jaune dans la vie lui non plus ne l'avait jamais porté (c'est une métaphore : papa Faulichon n'avait rien d'un sportif, sa brève tentative de gardien de but dans la troisième réserve du club du village, qui coïncida avec une dérouillée monumentale, le convainquit définitivement qu'il n'avait aucun avenir dans la compétition physique).

Mais trêve du père, parlons du fiston, Raymond Faulichon donc, gringalet jusqu'à l'âge de dix-huit ans puis, après son service militaire en Allemagne, en quelques mois, grand et gros, enfin surtout gros, flirtant souvent avec le quintal. Il passa là-bas son permis poids lourds, ce qui lui permit de trouver un emploi de routier chez  les frères Bakroot : il transporta ainsi chaque semaine pendant vingt ans un plein camion de cochons  en Pologne ou en Italie. L'odeur du cochon lui était devenu une seconde nature, ce qui ne l'empêcha pas de convoler avec Sylvie Champeau, ancienne rosière du village, et accessoirement maîtresse du plus jeune des Bakroot.

Un cancer du sein particulièrement virulent eut raison en quelques mois de Sylvie Champeau. Elle n'avait pas donné à Raymond de fils ou de fille, ayant accumulé les fausses couches tout au long des années polonaises. Peu après, le cours du cochon s'étant effondré, les Bakroot licencièrent leur fidèle employé (la véritable raison était plutôt que Raymond avait pris immodérément goût à la vodka et par deux fois déjà avait perdu son permis).

Sur ce, Faulichon père et mère succombèrent à un plat de moules avariées dans un restau d'Arcachon. Pour une fois qu'ils prenaient des vacances, c'était quand même la poisse. Pour l'héritage, ce fut bernique : on s'aperçut que le couple croulait sous les emprunts à la consommation et il fallut revendre le pavillon Dona constructions, avec jardinet et barbecue en dur, pour éponger les dettes à la banque.

Raymond avait toujours été considéré comme un gros mou porté sur la bouteille, pas méchant mais un peu con. Tout le monde se foutait de sa gueule plus ou moins ouvertement, et il avait beau payer des canons jusqu'à être à découvert au 10 du mois - car il avait cette qualité là au moins, il était généreux - il n'avait pas de véritable ami, juste des copains de comptoir. Au Pénalty, son rade préféré, son ardoise était permanente. Pour écluser la douloureuse, le patron l'employait parfois pour des petits travaux au noir (Raymond avait la main pour les crépis, c'était même un des rares talents qu'on lui prêtait).

Or il fut dénoncé par un voisin jaloux et il eut droit à un redressement fiscal, qu'il négligea de régler. Un huissier assermenté venu le saisir ressortit avec un nez cassé et une oreille arrachée. Ce qui valut à Raymond six mois de prison, plus trois mois de bracelet électronique. C'est là, à la maison d'arrêt, qu'il fit connaissance de Chris Boulard, un escroc tendance mystique, qui se disait chaman et spirite. Boulard prit en main cette âme égarée, et lui révéla l'existence du mal.

Le mal bien sûr Raymond savait ce que c'était, mais il n'avait jamais pris conscience du fait que le mal était, plus que le contraire du bien, un principe qui menait le monde. Le monde était sous la coupe du mal, et la mission des hommes de bonne volonté était d'éradiquer ce mal. Et Boulard n'eut pas de peine à pointer dans la vie de Raymond toutes les atteintes du mal, et ça commençait tout bonnement par ce transport du cochon, cette bête impure qui avait ruiné sa vie pendant vingt ans. Dans les yeux bleus perçants de l'escroc, la vérité commençait à apparaître. Raymond serra les poings : on s'était bien foutu de sa gueule, à partir de maintenant ça allait chier des bulles.

Libéré, il vola le fusil à pompe que le patron du Pénalty cachait sous le comptoir. Au tir, en Allemagne, il n'était pas dans les plus mauvais. Un peu d'entraînement en forêt et il se sentit assez fort pour aller réclamer son dû aux Bakroot. Les enfoirés ne lui avaient jamais réglé toutes ses indemnités de départ. 

Il les trouva au bord de la luxueuse piscine qu'ils avaient fait creuser derrière leur propriété, un ancien château ceint de hauts murs. Ils n'étaient pas seuls : il y avait de la belle nénette, le calibre au-dessus de la pauvre Sylvie. D'ailleurs, l'erreur du plus jeune des Bakroot fut sans doute d'ironiser à son propos quand Raymond lui rappela les faits (le même dénonciateur du travail au black n'avait pas manqué de cafter sur l'adultère) : la décharge qu'il reçut dans le buffet lui ôta en tout cas l'envie de continuer, le plus vieux des Bakroot essaya bien de quitter le théâtre d'opérations mais sa tête vola en éclats, rougissant vilainement l'eau azurée de la piscine. Pas de témoins, avait songé Raymond. Huit cadavres furent retrouvés le lendemain, on n'avait jamais vu ça au village. Pour la première fois, on eut droit au 20 heures de TF1.

Il alla arroser ça au Pénalty, où tout le monde était posté devant le grand écran. Il n'y alla pas par quatre chemins, leur disant d'emblée que c'est lui qui avait commis ce carnage. Toi, mon con ? eut le malheur de dire le patron (et tous les autres de s'esclaffer). Ben oui, mais dis donc, qu'est-ce t'as foutu de ton fusil à pompe ? L'autre s'est jeté sous le comptoir, et en est ressorti livide. Tu vois, il est là (et Raymond a sorti l'engin de son sac de courses de chez Leclerc), pas mal du tout, fonctionne bien. 

Douze macchabées au Pénalty. Trois compagnies de CRS qui descendent au village, le RAID, le préfet de région et trois cent cinquante journalistes de la presse nationale et internationale. Le suspect est identifié : Raymond Faulichon, ancien routier, sorti de taule récemment.  On le traque dans la forêt où on l'a beaucoup aperçu ces derniers temps. En vain.

On veut interroger son co-détenu, un certain Chris Boulard. Trop tard, celui-ci a été libéré la semaine précédente, et lui aussi est introuvable.

Six mois plus tard, un couple de restaurateurs d'Arcachon est retrouvé noyé dans le bassin. Un message est écrit en lettres de sang de cochon sur les murs de la cuisine : La croisade contre le mal a comencer.

C'est que Raymond n'a jamais été très bon en orthographe.

 

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22 mai 2022 7 22 /05 /mai /2022 07:07

 

Il avait emménagé dans cet appartement d'un calme quartier périphérique après un de ces cataclysmes sentimentaux qui jalonnaient sa vie avec une sorte de régularité maniaque. Au troisième étage, doté d'un vaste balcon ouvrant sur un cimetière de belle dimension, il se sentait, me confia-t-il quelques mois après son installation, tout à fait à sa place. Le gardien de l'immeuble, et plus largement de tous les immeubles que la société immobilière avait fait ériger en grappe autour d'une ancienne manufacture, était un homme courtois et jovial, qui ne tarda pas à l'appeler par son prénom et à le tutoyer, ce qui chaque fois le surprenait, mais dans le bon sens du terme, car il était clair qu'il n'y avait là pas une once de familiarité déplacée. Qu'un volet roulant se coinçât, qu'une chasse d'eau s'obstinât à fuir ou qu'une partie de l'appartement se retrouvât soudain sans électricité, on pouvait compter sur son empressement à résoudre le problème, ou du moins, à solliciter l'artisan idoine.  Aussi ne fut-il pas ravi quand l'honnête homme annonça sa mise prochaine à la retraite. 

Ce jour arriva trop vite, et sans doute son remplaçant n'était-il pas dénué de toute valeur, mais il suffit d'une rencontre sur le palier pour qu'il comprenne que rien ne serait plus pareil. Tu vois, me dit-il peu de temps après, ce nouveau gardien, je n'ai rien contre lui, il a l'air de faire le job, mais il n'a pas de conversation, il ne sourit pas.

Deux autres appartements donnaient sur le palier. En face, un jeune Chinois, qu'il jugeait très sympathique, avec qui il échangeait parfois et même assez longuement, mais cette cordialité ne déboucha jamais sur une plus grande ouverture et jamais on ne s'invita chez l'un ou chez l'autre. Lui-même aimait que le commerce des voisins fut empreint de gentillesse et de serviabilité, mais il nourrissait toujours une crainte secrète que cela tourne à l'intrusion, et il maintenait toujours, in extremis, une certaine distance. Plusieurs fois, le jeune Chinois l'avait prévenu qu'il allait partir : sa nouvelle compagne était enceinte, ils allaient déménager dans une autre ville, adieu la vie de célibataire. 

Et un beau jour, sortant en même temps que lui, il se trouva en face d'un autre homme et il dut se rendre à l'évidence, il avait un nouveau voisin. A qui il dit bonjour, et l'autre lui renvoya la pareille, mais sans plus, et même comme s'il s'était  un peu forcé. En tout cas, sans sourire là aussi. Et bien sûr, se hâta-t-il de préciser, je suis tout à fait opposé au sourire obligatoire, à la bonhomie de façade, mais tout de même, je n'ai pas pu m'empêcher de ressentir tout de suite comme une certaine brutalité chez cet homme. D'ailleurs, ajouta-t-il, il a coutume de claquer les portes. A une heure du matin, alors qu'il lisait encore, insomniaque invétéré qu'il était, il avait perçu la lourde porte d'entrée trembler, et une autre porte encore plus loin, au bout d'un couloir, comme si de la fureur se livrait là, dans cette émeute des huis.

L'autre appartement était occupé par un jeune couple avec un bébé. L'isolation phonique était assez performante dans cet immeuble, mais il lui arrivait tout de même souvent, me confiait-il, de percevoir les échos d'une violente dispute, et les pleurs prolongés du bébé. Puis plus rien à partir d'une certaine date : il apprit d'une voisine du premier, qu'il évitait la plupart du temps avec soin, car c'était une cancanière redoutable, que le garçon s'était enfui avec le nourrisson. Pendant quelques mois, la jeune femme, qui avait à ses yeux plutôt l'air d'une gamine, reçut  l'aide fréquente de sa mère, une femme d'apparence plutôt affable, mais qui laissait trop souvent à son goût tourner au pied de l'immeuble le moteur de son Diesel vieillissant. Et puis un autre jour, le fuyard revint, et la comédie ne tarda guère à reprendre.  Et un autre jour encore, un camion stationna longuement dans la rue, et le paillasson devant la porte, maigre chose souvent pliée en deux (et qu'il lui arriva de repositionner méticuleusement, comme si l'ordre domestique pouvait commencer par là : un paillasson bien posé), avait proprement disparu.

Comme pour clore la série, un coup de sonnette décidé vint troubler sa sieste de l'après-midi : c'était le nouveau gardien. Qui lui demanda s'il avait vu récemment sa voisine. Il apprit ainsi que la petite était partie en loucedé, à la cloche de bois. Le gardien sonnait en pure perte, le couple était injoignable.

Au fil des jours, grandissaient selon lui ces fissures dans le calme originel, si bien qu'il se demandait sérieusement si le moment n'était pas venu de prendre lui aussi la tangente. Pour l'instant, les allongés du cimetière se tenaient encore à carreau mais qui sait s'ils n'allaient pas se réveiller un de ces soirs d'orage où l'eau roule épaisse et noire entre les tombes. Tu plaisantes ? lui dis-je, un peu inquiet de son état mental, lui resservant un peu de ce thé russe qu'il affectionnait. Bien sûr, me répondit-il, les vrais zombies ne sont sans doute pas ceux qu'on pense.

 

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15 mai 2022 7 15 /05 /mai /2022 07:07

Les bouquins c'est trop cher, disait Blanchard, en refaisant les niveaux sur les bols de cacahouètes et de noix de cajou, la moindre merde maintenant c'est quinze balles, et me parle pas du poche, des fois c'est aussi cher que l'autre... là (il cherchait le mot, le trouvait pas), enfin tu vois ce que je veux dire, ah ouais, répondait Champion, c'est pour ça que je te vois jamais lire, c'est une question de pognon, de pognon pour sûr mon con, reprenait l'autre, on en a jamais trop de pognon, quand tu payes le gasoil deux euros le litre, tu fais gaffe crois-moi, et juste après avoir dit ça il avait lapé  la dernière goutte de binouze, une bière de l'Abbaye que Champion avait chopé chez Aldi, pas sale mais Blanchard préférait la 16, de loin

Champion lâchait pas le morceau : Moi, je vais à Emmaüs, tu trouves de bons bouquins pour pas cher, alors là l'autre l'a bien regardé : t'achètes des bouquins à Emmaüs, toi ? C'est de l'occase, tu sais pas qui a mis ses sales pattes là-dessus, le jour où tu me verras acheter un putain de bouquin à Emmaüs, c'est pas demain la veille

T'as bien acheté une gazinière le mois dernier, non, à Emmaüs ? C'est pas pareil ? Non, mossieu, c'est pas pareil, la gazinière on la passe au désinfectant, à l'Ajasque, au vinaigre blanc, tout le toutim, va faire ça avec un Goncourt, toi, non, fais-moi pas rigoler, et rhabille donc les gamins, on se la dessèche chez toi, nom d'un chien (et Champion en conçut à cet instant un peu d'injustice, car l'autre avait bien vu qu'il ramenait une boutanche de Jenlain, de l'ambrée en plus, ce qui ne l'empêchait pas de lui parler comme à un radin)

Ah tu me fais pitié, mon ptit Champion, avec tes bouquins, ce que je pense c'est que tu te la pètes un peu, tu veux jouer au mec cultivé, mais t'es comme moi, Champion, un périphérique de la France, un gazier de la diagonale du vide, pas plus malin, et crois-moi, je te dis ça en passant, c'est pas avec ton Faubert que tu vas la pecho la Josiane

Flaubert

Flaubert si ça te fait plaisir, j'ai rien contre, mais je t'ai vu l'autre soir, au pot de la Nadia, tu lui  as filé ce truc, là, Sal... Salam...

Salammbô

A tes souhaits, j'ai regardé comme ça, vite fait, c'est imbitable, ce machin-là, la Josiane c'est tout juste si elle pourrait s'enfourner du Marc Levy, alors là mon cadet... (Et il ne put s'empêcher de glousser et un peu de mousse tomba sur sa liquette bleue.) Tu te fourres le doigt dans l'oeil jusqu'au trognon, lui rétorque l'autre, la Jo c'est une fan de Hugo, et elle connaît des poèmes de Lamartine par coeur, évidemment c'est pas avec toi qu'elle va s'en vanter, c'est sûr qu'avec son salaire d'aide-soignante, elle va pas se payer une Pléiade tous les mois, mais elle va à la médiathèque, régulier, et de temps en temps, elle prend un volume ou deux au rayon désherbage, ça coûte un ou deux euros, beaucoup moins qu'un paquet de clopes (il prend une goulée car des phrases aussi longues, Champion, timide comme il est, il a pas trop l'habitude, surtout avec Blanchard)

Ben voyons, a éructé Blanchard, qui s'attendait pas à ça, (il faut bien le dire, ses capacités d'anticipation avaient atteint leurs limites à ce moment-là, et le concept même de désherbage, appliqué à la médiathèque, avait du mal à se frayer un chemin quelconque dans le lacis bourbeux de ses synapses), attention mon petit Champion, tu vires intello, enfin tu veux jouer à l'intello, mais tu vas te brûler les ailes, mon coco, c'est Moulot qui va bien se fendre la poire quand je vais lui annoncer ça

Moulot ? Si tu peux lui dire en passant qu'il me rende mon Steinbeck, ce serait sympa, je lui filerais Rue de la Sardine ensuite

Moulot ? Steinbeck ? Te fous pas de ma gueule, il sait à peine lire, Moulot, il a quitté l'école au CM2

Ça c'est sûr, il a gros à rattraper, mais il fait des efforts, crois-moi, c'est comme Warchewski, il était resté bloqué sur Pif Gadget et maintenant il carbure à l'Amélie Nothomb, c'est fou ce que les gars peuvent se foutre dans le ciboulot quand on les met un peu en confiance, reprends un peu de Jenlain, je vois que ton verre est vide, et puis je ne t'ai pas dit le meilleur, tu connais le Grand Fred ?

Le Grand Fred ? Mancini ? 

Oui Mancini, Deux neurones, tu l'appelais aussi dans le temps, eh bien l'autre jour je le croise à la pharmacie, il venait se faire tester pour le Covid, et bien tu me croiras si tu veux, mais en attendant son tour, il se tapait Mort à crédit, de Céline

Céline qui ?

(Et Blanchard savait pas si c'était du lard ou du cochon toute cette histoire, il en avait presque des sueurs froides, bon sang si tous ces connards se mettaient à lire comme des tordus, qu'est-ce qu'il allait devenir ? C'était à vous gâcher le goût du houblon)

Si je m'y mettais, attention, pure hypothèse, si je m'y mettais, tu me conseillerais quoi ?

Hmmm... Faudrait y aller mollo, au départ je veux dire, du d'Ormesson peut-être, ou du James Ellroy, j'hésite...

 

(Image : Chichiliane, détail, Nunki Bartt)

 

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1 mai 2022 7 01 /05 /mai /2022 00:08

Où en serions-nous sans Grichka Marchenko ? Que serait-il advenu de nous si ce héros si discret, anonyme entre tous les anonymes, n'avait pas un beau matin, se rendant au bureau, aperçu un escargot sur le trottoir se dirigeant à n'en pas douter vers l'asphalte ? Que serions-nous devenus s'il ne s'était pas arrêté, s'il n'avait pas soulevé délicatement ce gastéropode stupide ou suicidaire, et décidé après quelques instants de réflexion, et après avoir regardé à droite et à gauche, de le glisser sur la voisine pelouse de la maison-atelier d'un sculpteur mort depuis des décennies mais dont les femmes éplorées des monuments aux morts continuent de résister aux pluies acides de la région ? Et pourtant, de ce contretemps, il paya le prix fort car il rata l'arrêt du tramway de la ligne 9, à la grande joie d'Ivan Bernaïev, garnement de sept ans et demi collé à la vitre arrière, qui éclata de rire en voyant ce pauvre Grichka courir en pure perte le long de la voie, ce qui lui était comme une petite revanche sur la torgnole que son père lui avait flanquée ce matin avant de partir. Et les éclats cristallins de ce rire avaient pour un court instant traversé comme un météore le lourd chagrin d'Irina Chapulova, qui venait de recevoir sur son portable le sms de rupture de l'homme marié avec qui elle sortait depuis trois mois. Elle avait redressé machinalement la tête, puis était retombée dans sa peine, mais cela avait suffi à Katharina Pretchouk, 79 ans, la vieille dame assise en face, pour apercevoir la larme argentée qui coulait sur la joue de la jeune femme. Et elle s'était soudain souvenue, elle, Katharina Pretchouk, ancienne scripte de cinéma, d'une scène tournée quarante ans plus tôt dans un tramway semblable, et la jeune femme alors n'était autre que Margarita Kalukova, qui aurait dû devenir une star si elle n'avait pas été assassinée trois ans plus tard par un apparatchik jaloux, qui avait fait maquiller le meurtre en suicide. Et l'envie de revoir ce vieux film se fit impérative chez Katharina Pretchouk, une lubie de vieille cinglée, se dit-elle, mais qu'importe : descendue sur la grand place de la République, elle se rendit à petits pas à la Bibliothèque municipale, rebaptisée médiathèque du Peuple, où elle n'était plus allée depuis des lustres, et demanda à emprunter le film en question, qui se nommait Le Temps des hirondelles, ou quelque chose dans le genre. Le stagiaire, Oleg Krasnikov, qui depuis dix jours essayait de comprendre quelque chose au nouveau logiciel de prêt imposé par la direction, fut le seul employé de la maison à essayer de répondre à la demande de cette petite bonne femme à la voix fluette, comme érodée par le temps. Il fouina dans les magasins mais en revint avec  cette triste nouvelle : le film n'existait que dans une copie VHS, et presque toutes les VHS, support déclaré obsolète, avaient été pilonnées l'année précédente. Oleg raconta l'anecdote le soir-même au bistrot en buvant une bière avec son amie Natalia Prechnik, il avait été ému, disait-il, par cette petite dame qui l'avait tout de même remercié pour s'être donné du mal, il lui avait conseillé d'autres films mais non, c'était celui-ci qu'elle voulait revoir, et pas un autre. Et Natalia avait été touchée à son tour, ce n'était pas la première fois qu'elle prenait conscience du  coeur généreux d'Oleg, mais en même temps, elle avait à l'esprit l'offre de son supérieur hiérarchique à l'usine de médicaments où elle travaillait : il ne tenait qu'à elle d'accéder à un poste moins éreintant et mieux payé, mais évidemment, cela passait par un échange de, comment dire, de bons procédés. Et le lendemain, elle y pensait encore, devant son écran où elle contrôlait la bonne posologie des gélules qui sortaient de la chaîne de fabrication, quand elle vit le supérieur en question vertement menacer une copine  qui réclamait de pouvoir aller aux toilettes, et ce fut comme si la décision avait été prise malgré elle, elle ne céderait pas à ce salopard, quitte à perdre son boulot. Et cette brusque secousse de l'âme qu'elle avait éprouvée l'avait un instant sorti de sa concentration sur l'écran, et elle ne vit pas qu'elle avait laissé passer un léger surdosage d'une des substances actives de la gélule.

Elle ne pouvait pas savoir, Natalia Prechnik, que le général Ogareff, dont le nombre de médailles sur l'uniforme tenait du fantastique, avait cette fameuse gélule dans son traitement, qu'il prenait scrupuleusement tous les matins, grâce au pilulier rempli en bonne et due forme par son ordonnance, en qui il avait plus confiance qu'en sa femme et ses enfants. Et ce jour-là, dans le bunker du troisième sous-sol, il faisait partie de l'assistance triée sur le volet pour l'exécution de l'Opération, où Lui, celui dont on ne prononçait plus le nom qu'en chuchotant, allait procéder aux dernières phases du Protocole. Un silence sépulcral s'était abattu.  Les secondes tombaient une à une comme des marteaux sur l'enclume. Une sorte de mauvaise sueur dégringolait sur les reins du général, il sentait qu'une sorte d'émeute s'était déclenchée dans la zone des intestins, qu'il essaya bien entendu de réprimer, réprimer il savait faire, mais là, la contestation ne cessait pas, des troubles gaziers  accompagnaient les mouvements péristaltiques incoercibles des boyaux, et la catastrophe arriva. Alors que l'Autre dirigeait sa main implacable vers l'Irréversible, une déflagration vint emplir les lieux de son incongruité sonore et méphitique. Le général aurait voulu rentrer sous terre, où l'entraînait déjà la gravité augmentée de son pantalon bréneux, la panique l'empêcha de voir la Main qui s'était figée dans le mouvement, les Jambes qui s'étaient dérobées, après que le Coeur se soit fissuré, car l'attentat excrémentiel du général avait dû porter au pinacle la tension déjà énorme des ventricules. Le marbre reçut le corps sans vie de Celui qui avait crû commander à la mort.

Alors oui, je le répète, où en serions-nous sans Grichka Marchenko, ce héros discret, anonyme entre tous les anonymes, qui ne saura même jamais qu'en sauvant un humble gastéropode stupide ou suicidaire, il venait aussi de sauver le monde ?

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24 avril 2022 7 24 /04 /avril /2022 07:07

A moi les Confessions. Jean-Jacques, sors de ce corps ! Ces temps-ci, une irrésistible pulsion me pousse à l'aveu : après avoir révélé la honteuse nature superstitieuse de mon âme, me voilà conduit à exposer à la vue de tous une turpitude corporelle, il est vrai bien commune, mais ce n'est pas une raison, bien au contraire, pour la passer sous silence. Certains et certaines s'y reconnaîtront peu ou prou, ils n'en seront guère plus avancés, mais cela peut faire un peu de bien de ne se savoir point seul en sa condition. Mais foin des atermoiements, disons la chose tout net : je dors mal (et je sens bien la légère déception d'une partie de mon lectorat, qui devait s'attendre à un scoop de type sexuel, comme le mot turpitude pouvait le laisser penser, mais je ne peux pas m'empêcher parfois d'être un peu retors).

J'ai toujours été un petit dormeur, reculant toujours plus le moment du sommeil, ce qui me valut dans l'enfance de sérieux démêlés avec mon frère quand nous faisions chambre commune (et même lit commun). Il réclamait que la lampe fût éteinte alors que j'avais toujours un nouveau chapitre à explorer. Ces bisbilles ne cessèrent qu'avec l'extension du domaine domestique familial et l'obtention providentielle, longtemps rêvée, d'une chambre à soi.

Je dormais peu mais dormais bien. De courtes heures bien gorgées de sommeil. Un somme qui faisait somme. Comme celui de mon père. Mon père était un excellent dormeur, un athlète de l'horizontalité. En général, il commençait sa nuit en somnolant devant la télévision, et comme il avait une légère tendance au ronflement, ma mère avait ces mots définitifs : "Tu ferais mieux d'aller te coucher." Il ne se le faisait pas dire deux fois, se traînait jusqu'au plumard et dormait ensuite d'une traite jusqu'au petit matin. Je ne me rappelle pas qu'il ait jamais raconté un rêve. Sans doute rêvait-il comme tout le monde, mais cela ne devait pas l'intéresser. Il n'avait pas de goût pour la fiction et, s'il lisait volontiers, c'était plus un article de Science et Vie ou un manuel de taille des pommiers qu'un roman ou, pire, une bande dessinée. Il y a quelques années, je lui avais offert L'histoire de la guerre d'Algérie, en roman graphique, sur un scénario de Benjamin Stora. Un truc sérieux. Mais l'a-t-il vraiment lu ? Je n'en mettrais pas ma main au feu.

Assez sur mon père. Pour la roupillante, je penche plutôt du côté maternel, avec la  dose d'anxiété qui va bien avec.  A l'inverse de mon père, ma mère a souvent raconté ses rêves, sans d'ailleurs leur accorder la moindre importance, ni donc le moindre sens. Des idioties. Mais elle était sensible à leur caractère comique ou insolite.

Bref, je disais donc que je dormais peu mais bien. Hélas, ce temps semble révolu. Je suis toujours aussi couche-tard, mais le reste de la nuit n'est plus ce tissu plein qui me recouvrait jusqu'à l'aube. Il est de plus en plus déchiré mité troué. La preuve en est - je ne prendrai qu'un exemple, je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps plus que de raison -  que j'écris ces lignes après m'être réveillé au coeur du grand silence nocturne, avec ces paroles de Renan Luce : "J'ai toujours préféré aux voisins les voisines". Avec la mélodie dans la tête, ce qui chez moi est extrêmement rare.  Je n'eus pas de mal à identifier la source du méfait : une émission de N'oubliez pas les paroles, vue chez ma mère la semaine précédente. Pourquoi une telle résurgence ? Mystère. Le fait est que dès lors j'étais parfaitement réveillé, les yeux ouverts sur la douce pénombre de la chambre, comme si j'étais sorti brutalement d'un cauchemar.

Faut-il en dire plus ? Je ne pense pas. Quand nos nuits seront troublés par l'appel des sirènes, et qu'il faudra descendre en catastrophe à la cave, nous aurons franchi un cap qui m'autorisera à faire un nouveau point sur la question. D'ici là, pardonnez cet épanchement tangentiel à l'anodin.

(Image : Nunki Bartt, Chichiliane (détail).

 

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10 avril 2022 7 10 /04 /avril /2022 07:07

C'était juste après la scène d'ouverture du film, une longue séquence virevoltante entre scène et coulisses, ombres et lumières, oeil à travers le rideau rouge, corps perdus dans le vertige des cintres, brouhaha d'attente et musique lyrique, la trahison et l'accident, oui, juste après, dans le calme trompeur d'un cabinet médical, le nom prononcé, celui du personnage principal, il n'avait osé l'espérer, il ne pouvait pas le deviner, il avait juste eu l'intuition que le film allait lui parler, et là, le nom, ce nom, était une confirmation éclatante. Qu'il a gardé pour lui, car il sait bien que pour l'heure il vaut mieux garder pour lui le secret des hasards.

Il sait aussi maintenant qu'il doit l'écrire ce livre, que le temps est venu, il en a jeté le plan la veille, dans le silence d'un concours qu'il surveillait, où on l'avait appelé pour surveiller, cadet d'une petite bande de retraités qui ont le temps pour ça. C'est bizarrement dans ce silence complet, dans le recueillement des corps penchés sur les sujets, qu'il avait senti l'urgence de définir la suite des chapitres, et il n'avait eu pour ce faire que l'envers d'une feuille du bloc-notes acheté dans un musée d'art contemporain d'Ostrava arpenté en solitaire deux ans plus tôt, qui avait servi pour une liste de courses et qui traînait dans la poche arrière de son jean.

Tout ça est à la limite de l'absurdité, n'est peut-être qu'une sorte de folie douce, mais le film lui livre encore quelques indices comme un petit poucet qui sème ses cailloux blancs sur les sentes de la forêt obscure, et les larmes montent en lui dans la pénombre de la salle, personne ne les verra, c'est bien.

La pluie battait les fenêtres de la salle du concours, et il se disait que si les morts étaient présents ce n'était pas comme sont présents les vivants, comme on l'imagine souvent, si pauvrement, de simples esprits en suspension seulement privés de corps, car ce serait si désespérant pour eux d'assister impuissants à nos errements, d'être juste spectateurs de notre cécité à leur égard, non, il se disait que leur présence, si présence il y avait, était d'une tout autre teneur, était peut-être inscrite dans un repli de la matière, dans les particules de l'air, dans les enchevêtrements de nos consciences inquiètes. C'est en nous, diffractés dans le réseau de nos souvenirs et la mémoire des lieux où s'était gravé l'écho de leurs pas, qu'ils continuaient de vivre, et c'était plus qu'une image, qu'une façon aimable de parler.

Pendant le film, sa main se tint dans l'autre main, plus fraîche que la sienne, qu'il avait enfin retrouvée, et cela aussi était bon, cette étreinte jamais relâchée, le glissement léger de l'autre main parfois sur son bras nu, le reflux des fatigues anciennes, alors que dansent encore les lettrages sur le générique de fin nous renvoyant sur le parvis de la nuit. 

 

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