La dernière fois que je la vis, dans la chambre d'hôpital qu'elle devait quitter le lendemain pour ne plus jamais y revenir, sa voix n'était plus qu'un souffle ténu qui se mourait à l'orée de ses lèvres. Elle qui parlait d'abondance, qui avait la passion de la conversation et une verve admirable, parvenue comme elle était aux derniers degrés de la fatigue et de l'épuisement, n'était plus qu'une rivière asséchée par l'été, avec ses poches d'eau lasse emprisonnés dans le lacis de roches hier invisibles. J'avais enfin compris à ce moment qu'il n'y aurait pas de rémission, pas de retour, que je n'aurais plus jamais le grand plaisir d'aller toquer à sa porte pour deviser gaîment des choses grandes ou petites de ce monde.
Bien des mois plus tard, malgré tout, je l'ai revue. Elle était debout et elle avait retrouvé sa voix. J'étais étonné et j'ai bien vu qu'elle en avait conscience. Je ne demandai pas d'explication, mais au fond je voulais savoir par quel tour de passe-passe elle avait bien pu échapper au sort qui lui était promis. Un homme l'accompagnait, qui m'était inconnu, et dont le statut était peu clair : était-ce un médecin ? un simple ami ? Il y avait en moi comme un germe de suspicion, et ces retrouvailles en définitive étaient sans joie, ce qui ne manquait pas de me déconcerter car elle était la joie même.
C'était un rêve bien évidemment, dont je fus soulagé de sortir car par ailleurs j'y avais rencontré une hostilité constante : ainsi ces hommes à qui j'avais demandé l'heure et qui s'étaient lourdement fichus de moi, faisant mine de regarder leur montre au poignet alors que leur poignet était vide de toute montre. Je les avais quittés en leur disant "je vous emmerde", en craignant un peu qu'ils ne me poursuivent. En tout cas, ils ne pouvaient pas me dépouiller plus que je ne l'étais car j'avais aussi les poches vides, ayant perdu mes clefs et mon étui de carte bancaire où je glisse d'habitude quelques billets.
Je l'avais retrouvée, vivante, et je n'avais pas été heureux. Ce n'était même pas un souvenir qui avait réémergé - on peut se réchauffer à ces braises -, mais une sorte d'image reconfigurée dans un recoin obscur du cerveau, une chimère qui avait son apparence mais rien de son être. Il y avait encore infiniment plus d'existence dans son murmure de l'hôpital que dans ses quelques paroles du rêve pourtant clairement exprimées. Grabataire elle était encore présente, elle n'était pas un fantôme. Son corps essoré par la souffrance, guetté par le silence, pesait encore pleinement sur ce lit, et dans son regard courait encore l'étincelle de sa vie vacillante. Pourquoi se glissent dans les interstices de nos sommeils ces falsifications sans avenir, cette fausse monnaie de la réminiscence, qui vous laisse l’œil sec et le cœur en berne ?
C'est dans la grande lumière du jour qu'en revanche je pus vérifier qu'il était possible d'échapper à l'endurcissement du temps, à la soi-disant fatalité érosive du deuil : quelques heures après ce rêve abrupt, sur la terrasse d'une maison amie, il me suffit d'entendre deux phrases limpides d'une jeune nièce évoquant sa mère pour qu'en moi aussitôt montent les larmes. Nul ne les vit, je crois, et les rires du bel après-midi reprirent bientôt comme si rien n'avait été dit.