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28 mars 2021 7 28 /03 /mars /2021 00:00

La dernière fois que je la vis, dans la chambre d'hôpital qu'elle devait quitter le lendemain pour ne plus jamais y revenir, sa voix n'était plus qu'un souffle ténu qui se mourait à l'orée de ses lèvres. Elle qui parlait d'abondance, qui avait la passion de la conversation et une verve admirable, parvenue comme elle était aux derniers degrés de la fatigue et de l'épuisement, n'était plus qu'une rivière asséchée par l'été, avec ses poches d'eau lasse emprisonnés dans le lacis de roches hier invisibles. J'avais enfin compris à ce moment qu'il n'y aurait pas de rémission, pas de retour, que je n'aurais plus jamais le grand plaisir d'aller toquer à sa porte pour deviser gaîment des choses grandes ou petites de ce monde.

Bien des mois plus tard, malgré tout, je l'ai revue. Elle était debout et elle avait retrouvé sa voix. J'étais étonné et j'ai bien vu qu'elle en avait conscience. Je ne demandai pas d'explication, mais au fond je voulais savoir par quel tour de passe-passe elle avait bien pu échapper au sort qui lui était promis. Un homme l'accompagnait, qui m'était inconnu, et dont le statut était peu clair : était-ce un médecin ? un simple ami ? Il y avait en moi comme un germe de suspicion, et ces retrouvailles en définitive étaient sans joie, ce qui ne manquait pas de me déconcerter car elle était la joie même.

C'était un rêve bien évidemment, dont je fus soulagé de sortir car par ailleurs j'y avais rencontré une hostilité constante : ainsi ces hommes à qui j'avais demandé l'heure et qui s'étaient lourdement fichus de moi, faisant mine de regarder leur montre au poignet alors que leur poignet était vide de toute montre. Je les avais quittés en leur disant "je vous emmerde", en craignant un peu qu'ils ne me poursuivent. En tout cas, ils ne pouvaient pas me dépouiller plus que je ne l'étais car j'avais aussi les poches vides, ayant perdu mes clefs et mon étui de carte bancaire où je glisse d'habitude quelques billets.

Je l'avais retrouvée, vivante, et je n'avais pas été heureux. Ce n'était même pas un souvenir qui avait réémergé - on peut se réchauffer à ces braises -, mais une sorte d'image reconfigurée dans un recoin obscur du cerveau, une chimère qui avait son apparence mais rien de son être. Il y avait encore infiniment plus d'existence dans son murmure de l'hôpital que dans ses quelques paroles du rêve pourtant clairement exprimées. Grabataire elle était encore présente, elle n'était pas un fantôme. Son corps essoré par la souffrance, guetté par le silence, pesait encore pleinement sur ce lit, et dans son regard courait encore l'étincelle de sa vie vacillante. Pourquoi se glissent dans les interstices de nos sommeils ces falsifications sans avenir, cette fausse monnaie de la réminiscence, qui vous laisse l’œil sec et le cœur en berne ?

C'est dans la grande lumière du jour qu'en revanche je pus vérifier qu'il était possible d'échapper à l'endurcissement du temps, à la soi-disant fatalité érosive du deuil : quelques heures après ce rêve abrupt, sur la terrasse d'une maison amie, il me suffit d'entendre deux phrases limpides d'une jeune nièce évoquant sa mère pour qu'en moi aussitôt montent les larmes. Nul ne les vit, je crois, et les rires du bel après-midi reprirent bientôt comme si rien n'avait été dit.

 

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21 mars 2021 7 21 /03 /mars /2021 08:27

L'homme de Néanderthal. Néanderthal, ces quatre syllabes qui cognent, avec ces coups de semonce propulsés par les dentales d et t, et l'on croirait presque entendre les pas puissants du gaillard qui sort de sa grotte pour profiter des premiers rayons de l'aube et pisser un bon coup face à la rivière. Néandertal, la "vallée de l'homme nouveau", oui, c'est ça que ça veut dire. Heureux hasard, dit Wikipedia. Et par un autre heureux hasard, on trouve des mandibules fossiles dans une grotte de la commune de Tautavel, si bien qu'on parle de l'homme de Tautavel, et là aussi ça résonne. Tau-ta-vel. Ça tape et ça vole, ça valse et ça virevolte. Et Cro-Magnon alors, pas beau ça, Cro-Magnon, où retentit déjà le cri de Rahan, fils de Craô. Vraiment, on a eu de la chance de débusquer tous ces vestiges sur des lieux aux noms si adéquats, si bien profilés rythmiquement pour instiller chez chacun d'entre nous toute la poésie et l'énigme de la Préhistoire. Imaginez donc que l'Homo neanderthalensis ait été découvert à Bécon-les-Bruyères. Parlerait-on de l'Homme de Bécon-les-Bruyères ? de l'Homo beconobruyerensis ? Et l'on frémit à la seule idée qu'Homo sapiens aurait pu être identifié en premier lieu à La Pérouille ou à Arnac-la-Poste. La paléontologie eut-elle survécu au ridicule ?

Par bonheur, les prestigieux vestiges de nos lointains ancêtres ont été mis à jour sur ces sites aux noms enchanteurs qu'on aime à répéter, dont on aime à ressentir l'aura puissante qui nous jette parfois dans des abîmes méditatifs, et on se dit, on se murmure à des moments perdus, que les choses sont finalement bien faites, comme si ces humbles rescapés des temps anciens, ces os fragiles, ces squelettes toujours incomplets, que les techniques modernes habillent maintenant de chairs hypothétiques, avaient comme choisi le lieu de leur excavation. Comme s'il existait un déterminisme bien caché qui imposerait aux restes du Jadis de venir à la lumière des plus beaux atours du langage du Présent.

C'est absurde évidemment, mais on peut toujours rêver, d'autres découvertes ne vont pas manquer d' advenir, et il y a fort à parier que ce ne sera toujours pas en des lieux aux noms ternes et insipides. Regardez encore le récent Homme de Denisova, trouvé grâce à une phalange dans une grotte de l'Altaï, en Sibérie, grotte du nom de Denisova. Y a-t-il mot plus gracieux ? Denisova, l'on dirait une princesse russe, une héroïne de Tolstoï, une danseuse étoile hallucinée par Sylvain Tesson errant bourré sur les rives du Baïkal.

Par contraste, les découvreurs n'ont pas toujours eu cette chance de porter un nom de pure poésie. Ainsi l'instituteur à qui l'on confia en 1856 le squelette néandertalien s'appelait Carl Johann Fuhlrott. Lorsqu'il proposa l'année suivante à ses camarades naturalistes d'y voir un homme "préhistorique", on lui rit au nez. L'Origine des espèces  de Charles Darwin ne paraît que deux ans plus tard, et l'on préférait à l'époque  interpréter simplement les différences anatomiques de Neanderthal comme la marque de l'idiotisme, en présentant ces restes comme ceux d'un homme dégénéré. Il en reste encore quelque chose aujourd'hui.

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14 mars 2021 7 14 /03 /mars /2021 00:14

Il a vu ces mots soudain sur le journal, ce n'était peut-être même pas celui du jour, mais qu'importe, les mots étaient bien présents, irréfutables : "Mise à jour de la zone de contamination par les ermites". Il en a frémi, c'est comme si toute sa vie il avait redouté ce moment-là. Ce moment où tout l'édifice patiemment élaboré de son existence tout à coup menaçait ruine. Et il conçut aussitôt comme un avertissement cette vidéo d'un youtubeur entiché d'histoire qu'il avait vue il y avait à peine trois jours, et qui montrait les ermites que les riches propriétaires de jardins anglais installaient dans des cahutes entre bosquets et vallons parcourus de frais ruisseaux. Cela le frappait rétrospectivement comme un funèbre présage, le signe indubitable de l'invasion par les Solitaires dont il était devenu clair à ses yeux qu'elle ne devait plus tarder.

Les lignes se tordaient devant ses yeux, il lisait avec effarement que "sur proposition de la Direction Départementale des Territoires, une étude pour mise à jour avait été réalisée", qui invitait à revoir le périmètre de l’arrêté préfectoral et à le réduire à une zone dite « élargie » qui englobait la zone de la vieille prison et son périmètre proche. Tonnerre, mais pourquoi ne rouvrait-on pas cette vieille prison pour y incarcérer ces gyrovagues, ces maraudeurs avec leurs mules puantes, leurs pieds atrocement déformés par leurs errances malsaines, enveloppés des chiffons les plus douteux, dissimulant gangrènes et furoncles, pustules et phlegmons ? Oui, pourquoi n'endiguait-on pas ce flux méphitique plus farouche qu'une harde de vieux sangliers ? Et cela ne le rassurait guère de savoir que "cet aménagement permettrait de maintenir sous surveillance le secteur où les ermites ont été identifiés pour la dernière fois tout en permettant aux administrés, situés en dehors de cette zone, de ne pas être soumis à la réalisation d’un état parasitaire lors de vente ou de constructions d'immeubles." Une fois qu'un ermite avait passé votre porte, il savait qu'il était infiniment plus difficile à déloger qu'un vendeur d'encyclopédie ou un Témoin de Jéhovah : l'ermite est inaccessible au discours, se maintient dans le mutisme le plus tenace, se carre dans la niche du chien, dans votre cagibi ou votre dressing flambant neuf, et si un deuxième ermite vient à cogner à la lourde, vous aurez beau protester que vous hébergez déjà l'un de ses congénères, il ne vous écoute pas, s'obstine à squatter votre paillasson, et de guerre lasse, un beau matin, épuisé, vous le laissez pénétrer dans le vestibule, et il prend aussitôt position dans le meuble à chaussures ou le placard à balais, et si un troisième ermite déboule sur ces entrefaites, vous êtes refait : c'est qu'une piste olfactive s'est comme matérialisée jusqu'à votre appartement, et rien ne saurait empêcher la horde de vieux miteux de remonter l'infecte fragrance de leurs ignobles bures.

Paniqué à l'extrême, il appela des connaissances, des gens qui avaient soi-disant le bras long, des qui fréquentent des huiles ou des grosses légumes, il sonna à la porte de plusieurs conseillers municipaux, et même d'un ancien curé défroqué qui avait eu autrefois l'oreille de l'évêché. Tout cela pour un résultat assez décevant : selon la plupart, tout cela était un problème de thé. Un thé manquant. Il n'y comprenait rien, mais eux ils ricanaient, ils ricanaient. Monde décadent : la ville était infestée par des ermites, qui seraient bientôt plus nombreux que les honnêtes gens, et eux se gaussaient, parce que sans doute ils avaient des portes plus hermétiques, des systèmes de surveillance plus sophistiqués, des moyens de se protéger que lui, comme tant d'autres "petits" comme lui, n'avaient pas. Il n'était plus très certain de voter à droite comme il l'avait toujours fait, et pourtant la gauche lui répugnait toujours, à toujours vouloir le bien des loquedus, qui l'avaient bien cherchée, leur misère, comme disait son pote Blanchard. Non, il lui faudra faire face tout seul, il en avait bien conscience. Tout seul, se répéta-t-il. Comme un ermite, lui souffla une voix intérieure déplaisante. Il était fait comme un rat, il était contaminé de l'intérieur, c'est cela que ça voulait dire. Les ermites sont pire que les zombies, ils n'ont pas besoin de vous mordre la couenne pour vous faire passer de leur côté, ils s'immiscent dans votre esprit comme des vers dans la farine et vous vous retrouvez un beau jour dans une grotte en faux calcaire ou dans une cabane le long d'une rocade, la mémoire et la dentition en vrac, un kil de rouge à la place du chapelet, et puis fatigué, immensément fatigué.
 

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7 mars 2021 7 07 /03 /mars /2021 08:08

On ne peut pas tout garder, c'est bien connu. Qui n'a pas perdu quelques dents, au moins ses dents de lait ? Et chacun va chez le coiffeur sans en faire un drame : les cheveux coupés repousseront et les chauves, ma foi, finissent par s'accoutumer (certains mêmes précipitent l'issue fatale). Tout le monde sait plus ou moins que les cellules se renouvellent, que notre fixité est un leurre, notre permanence une illusion. Je n'étais pas plus qu'un autre traumatisé par ces changements superficiels, jusqu'à ce qu'un jour je perde une oreille. Entendez bien, pas par accident, pas par décision volontaire comme ce pauvre Van Gogh, non, un beau matin je me réveillai sans oreille droite. J'eus beau la chercher sur ce que l'on nomme à propos un oreiller, je ne la trouvai pas. Et j'eus beau étendre le champ de mes recherches, l'oreille resta introuvable. Un sadique plaisantin m'avait-il anesthésié pendant mon sommeil et procédé à son ablation ? L'hypothèse fut ruinée par ma femme : elle n'avait rien vu, rien entendu. Je ne l'entendis pas de cette oreille, et ne tardai pas à porter plainte. Une quinzaine s'écoula sans que l'enquête ne progresse d'un iota. Mieux, un soir alors que je m'apprêtai à revenir du cinéma, enfourchant mon vélo, j'éprouvai soudain beaucoup de peine à appuyer sur la pédale gauche. C'est que mon pied avait foutu le camp. D'accord j'avais dormi pendant ce remake de Kiarostami tourné par un jeune vidéaste corrézien, mais ce n'était pas une raison pour m'amputer d'un pied dont j'avais encore fichtrement besoin.

Se pouvait-il que mon corps se dessaisisse aussi facilement de ses éléments, sans même la plus petite douleur annonciatrice ? Mon médecin de famille se perdait en conjectures, et me regardait parfois d'un œil soupçonneux, comme si j'avais inventé cette situation pour le plonger dans l'embarras. On me prescrivit des échographies. Surprise : sur les clichés le pied et l'oreille étaient bien présents. Un charlatan, que je consultai sur l'avis pressant de ma grand-tante, était convaincu que mes organes existaient dans une autre dimension, parallèle à la nôtre. Selon lui, j'étais en train de muter tout entier vers cet autre univers, et il n'hésitait pas à prédire ma complète transsubstantiation avant la fin de l'année en cours. Mais à Noël, j'étais encore à peu près entier, si ce n'est que j'avais perdu mon cou. Ce qui est bien gênant parce que cela vous oblige à porter votre tête à la main, comme ce fameux saint Denis dont on me rebattit l'oreille plus souvent qu'à mon tour.

Par bonheur, je pouvais toujours compter sur ma femme. Elle me disait parfois : "Tu es comme ce poupon que j'adorais et qu'un cousin avait un jour cruellement démembré." Par ailleurs, j'étais de plus en plus célèbre sur les réseaux sociaux. Mon fil Twitter connut même un pic lors de la disparition de ma jambe droite. On envisagea des prothèses mais celles-ci disparaissaient à leur tour : je devenais à mon corps défendant un gouffre pour la Sécurité sociale.

Un beau jour d'automne, je m'avisai que je n'étais pas allé aux toilettes depuis plus d'une semaine. Un examen révéla alors que mes intestins avaient eux aussi fait leur valise. Et pas qu'eux : le poumon gauche, le rein droit, la vessie et une part non négligeable du système veineux avaient migré vers une destination inconnue. Je devenais lentement une créature diaphane, un vrai fantôme, un ectoplasme de fête foraine. On a beau avoir le sens de l'humour, il y a des avanies du destin difficiles à digérer.

A l'heure où j'écris ces mots avec mon unique index tapant une à une les lettres du clavier, il semble que rien ne puisse arrêter l'inexorable progression du vide. J'espère seulement qu'il me restera un petit filet de voix juste suffisant pour glisser à l'oreille de ma femme que je ne cesserai jamais de l'aimer, et que, bien qu'aspiré dans les limbes, elle sera toujours placée pour moi à la verticale de mon souffle.

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28 février 2021 7 28 /02 /février /2021 09:09

Machine est partie ! Ce grand con de François a balancé ça dans le bistrot, bien fort, et inutile bien sûr de lui signifier que Machine a un prénom, parce qu'il vous répondra que Machine n'en avait rien à faire qu'on l'appelle Machine, qu'elle était si peu fière qu'elle avait accepté d'oublier le prénom que son père et sa mère lui avaient donné, à partir du moment où ce renoncement lui permettait d'intégrer un groupe, ce groupe, aussi peu digne de confiance qu'il ait pu être, et toi tu sais que c'est faux, mais tu fermes ta gueule parce que tu cherches d'abord à encaisser le coup : elle est partie sans rien te dire, sans un mot, elle t'a laissé tomber comme une merde alors que tu étais bien le seul à vraiment la respecter, ce qui ne l'empêchait pas d'aller coucher avec l'une ou l'autre quand l'envie lui en prenait, parce qu'elle aimait les femmes, elle avait fini par te l'avouer : Machine était une gouine, oui, une gouine, et le François te l'avait bien mis dans les dents l'autre jour en te traitant de pauvre naze qui se faisait salement entuber

Alors s'ouvre pour toi une sale période où tu attends chaque jour un appel, un texto, je ne parle pas d'une  lettre, tu n'as jamais vu Machine écrire une lettre, c'est du passé ça, mais oui un texto juste pour te rassurer, te dire où elle est partie, dans sa putain de famille qu'elle avait quittée à seize ans, mais ça t'étonnerait vraiment vu comme elle en parlait avec de la haine plein les yeux, ou chez son ex, le commercial plein de pognon qui la traitait comme la chienne de gouine qu'elle était, ça c'est ce qu'il lui disait, plus probablement chez sa tante, la seule personne de sa famille dont elle disait du bien, et qui habitait en Touraine, près de la Loire, d'où les rares souvenirs heureux montaient comme des brumes du soir, oui sûrement elle était allée là, pour se mettre au vert, se refaire une santé, pour les oublier tous, toi et les autres, mais peut-être surtout toi, qui parlait sans cesse de la protéger, mais qui la mettait pratiquement sous clé

Et tu as fini par le recevoir ce texto tant attendu, tu avais vu juste, c'était bien chez cette tante qu'elle s'était enfuie, et c'est elle justement qui l'a écrit, Machine avait dû lui parler de toi, et ça tenait en trois lignes : Machine (elle ne disait évidemment pas Machine mais le vrai prénom) était morte, elle était partie en moto avec un pote de là-bas et ils avaient fini dans un arbre, le gars grièvement blessé, elle, tuée sur le coup, c'était pas la peine de venir, les obsèques avaient eu lieu, le corps avait été incinéré comme elle l'avait toujours demandé (elle en parlait souvent comme si elle avait su depuis toujours qu'elle ne vivrait pas longtemps), et tu n'auras même pas une tombe où aller te recueillir, mais en même temps ça veut dire quoi ce mot, ce verbe, se recueillir ? se planter devant un coin de terre fleurie en agitant dans sa tête deux ou trois pensées molles, des images informes, des souvenirs décolorés ?

Tu finiras par oublier, il faudra du temps mais la souffrance s'éteindra, et quand cela sera chose faite, tu regretteras presque la douleur car il ne restera que cendres, mais peut-être que ce mot de Machine propulsé comme un crachat dans l'air suffoquant d'un bistrot arrêtera de te torturer, et que seul restera le souffle de ta voix prononçant les syllabes suaves de son prénom dans la pénombre d'une chambre à l'abri du monde et l'image de tes doigts s'enroulant doucement autour des boucles blondes ou se perdant dans la courbe de ses hanches

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21 février 2021 7 21 /02 /février /2021 08:08

Que dire de plus qui n'ait point déjà été dit, après le concert de louanges qui a accompagné la publication de Gaz à tous les étages, le dernier roman d'Eric-François Dessertines ? Une telle unanimité dans l'éloge est appelée à faire date dans l'histoire de la littérature de notre petite province. Chacun a eu à cœur de certifier que nous avions là une œuvre qui marquera notre temps. L'auteur a, semble-t-il, mis quinze ans pour parachever cette histoire, dont les prémices lui sont apparues, a-t-il confié à notre consœur Elisabeth Gourville, un soir de brume, dans le fossé inondé d'un sentier brennou. Cette patience est aujourd'hui récompensée, et ne serait-il pas de la dernière indélicatesse de regretter que le correcteur des éditions du Berger Pâle n'ait point fait preuve d'un même perfectionnisme. Reconnaissons simplement que de grossières fautes d'accord aux pages 27, 42, 43, 56 et 125 ne sont néanmoins pas parvenus à entacher notre plaisir de lecture. Les personnages, d'une densité inconnue jusque-là dans les écrits d'Eric-François Dessertines, nous frappent par leur complexité et leur profondeur : c'est peu dire qu'ils sont hauts en couleur et je défie quiconque d'oublier l'adjudant Revail, cet ange déchu des carrefours, dont l'idylle avec la jeune agricultrice bio Sylvine Galluchon atteint des sommets de poésie et d'érotisme. Les métaphores surprenantes déferlent en cascade et l'on se dit sans cesse : mais où l'auteur va-t-il chercher tout ça ? Jamais - et je ne déflore rien ici que tout le monde ne connaisse - jamais, disions-nous, en le voyant enfiler son énième Ricard tomate au comptoir d'un banal troquet de notre connaissance, on n'aurait soupçonné une telle imagination baroque et flamboyante. C'est à croire qu'un bon génie a hanté la soupente de notre écrivain, le ravissant à ses démons familiers et lui faisant gravir les pentes les plus riches des alpages de la littérature. Les cent trente pages de Gaz à tous les étages se lisent en un éclair : c'est un monstrueux page turner, comme disent les anglo-saxons, ô combien improbable, comme disent ceux qui ne savent quoi dire, quand on sait que l'intrigue se déroule presque exclusivement dans la cellule de dégrisement d'une gendarmerie de chef-lieu de canton. Ce n'est pas faire injure à Dessertines que d'affirmer qu'il était, en fidèle émule d'Antoine Blondin, un grand habitué de tels lieux, mais de là à en faire cette peinture intemporelle il y avait un gap, comme disent encore une fois ces grands écervelés de rosbifs, que nul n'imaginait possible, mais c'est bien là le miracle de l'Art, l'espoir jamais perdu de la résilience, de la rédemption par l'écriture. Des abîmes longtemps côtoyés ont surgi ce petit bijou de prose qui fera les délices, n'en doutons pas une seule seconde, de plusieurs générations, et l'on parle déjà de lui attribuer divers prix dont le célèbre Prix Alfred Moinon qui récompense chaque année l'ouvrage qui met le plus en valeur le département. Succéder à Mange tes morts à Vicq-Exemplet de Christian Masdau et Le silence des chèvres de Lucie Jambut-Duris serait une sacrée promotion pour Dessertines, dont la seule distinction avait été jusqu'ici le troisième prix du Salon du livre de Chavin, l'année où ils ont accueilli Philippe Candeloro. Bien peu à l'époque aurait misé un kopeck sur Eric-François, d'autant plus que la cérémonie de remise des prix avait été quelque peu plombée par une altercation avec le garde-champêtre de la commune, qui avait vertement reproché à l'écrivain d'avoir vomi avec abondance dans les toilettes municipales flambant neuves. Ce sont là broutilles dont se délecteront les futurs biographes relatant la naissance d'un grand talent. A cette heure, celui-ci regarde l'avenir avec une sérénité inédite, et il a laissé échapper à un autre heureux confrère, Samuel Planchardin de France Bleu Berry, qu'un nouvel opus de la même veine était en préparation, et qu'il avait même reçu une proposition d'adaptation cinématographique. Qui pour jouer Rivail ? Les langues vont déjà bon train, et l'on murmure que Richard Berry serait sur le coup, ce que nous ne croyons pas personnellement. A vrai dire, c'eût été un rôle parfait pour Michel Simon, mais hélas, il y a longtemps que l'acteur nous a quittés. Quant à Sylvine Galluchon, les réseaux sociaux bruissent des fantasmes les plus échevelés. Nous avons notre idée, mais l'on nous permettra de garder le secret. Toujours est-il qu'une dynamique est née autour de l’œuvre inouïe d'Eric-François Dessertines et qu'elle n'est pas près de retomber.

Signalons tout de même les prochaines séances de dédicace, qui auront lieu à la Maison de la Presse de Chatillon-sur-Indre  samedi prochain de 9 h à 12 h, puis au café des Sports à partir de 12 h 30 jusqu'à la nuit tombée.

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14 février 2021 7 14 /02 /février /2021 09:09

La plaisanterie avait assez duré. Il était clair que nous étions gouvernés par des gougnaffiers. Je décidai donc de fomenter un coup d’État.

Je m'abstins bien évidemment de le crier sur les toits. Ce sont des choses qu'il faut savoir garder secrètes. Et puis je connais les hommes, on se serait gaussé autour de moi, car je manquais assurément de ce qui semble pour le moins indispensable quand on a l'audace de se lancer dans pareille entreprise, je veux parler d'une armée. Un coup d'état sans armée, d'aucuns diraient que c'est comme un couteau sans manche, un pandore  sans képi, une pastille Pulmoll sans réglisse, bref, je l'admettais volontiers, je n'avais pas un bataillon, ni même une compagnie ou la plus petite patrouille pour attaquer les centres vitaux de l'administration centrale. Et pourtant je n'allais pas renoncer pour si peu, j'avais lu Sun Tzu et l'art chinois de la guerre me coulait dans les veines, j'en étais bien certain.

La maîtrise des moyens de communication est essentielle dans tout coup d’État. Autrement dit, il importe de prendre la radio pour diffuser des communiqués comminatoires à la population. Qu'à cela ne tienne, je m'infiltrai nuitamment à France Bleu Berry et plantai ostensiblement mon drapeau près de la cafetière, bien entartrée, constatai-je en passant, des journalistes. Un coup de semonce qui fut bien entendu passé sous silence, ce qui montre bien que la peur avait changé de camp. Je procédai ainsi par petits pas, instillant petit à petit une fièvre qui devait emporter tout l'organisme vieillissant de ce système à bout de souffle.

J'en aurais bien parlé à Blanchard, qui avait quitté les rangs des Gilets Jaunes parce qu'il les trouvaient trop mous, mais j'étais loin d'être persuadé de sa valeur sur le terrain et de sa loyauté en cas de coup dur. Le dernier apéro, il m'avait servi un Ricard qui m'avait tout l'air d'être frelaté bien qu'il s'en défende chaque fois bruyamment. Et ses cacahouètes étaient périmées depuis quinze jours, on ne me la fait pas à moi.

Il était tout de même crucial d'enrôler du monde, et c'est ainsi que je recrutai Maeva, une jeune secrétaire intérimaire légèrement en surpoids, qui avait des entrées occasionnelles dans la plus grosse usine du coin. L'appropriation collective des moyens de production était aussi une étape essentielle de mon programme, lequel est rédigé dans une écriture cryptée que je maîtrise parfaitement depuis ma plus tendre enfance (où j'avais reçu de mon oncle Dédé le Manuel des Castors Juniors, un livre inconnu des services de contre-espionnage). Mon bras droit était mon ex-beau-frère Sébastien, dit Seb, dit l'Enfoiré. Il avait expédié par trois fois ma soeur aux urgences, je pouvais donc compter sur sa force brute en cas de besoin.

On va m'objecter encore qu'un coup d’État ne réussit que par l'effet de surprise, par la mobilisation violente et soudaine de puissances tapies dans l'ombre. Mais c'est là, à mon sens, faire preuve de courte vue, et j'ai choisi une manœuvre plus insidieuse. Je gangrène le corps social, je le fissure de l'intérieur, je le désarticule, je corromps ses chairs, je lui délite les tendons, je lui érode les os, je l'assèche, je le pulvérise, je lui pourris le microbiote. Il y faudra le temps qu'il faut, des années au besoin. J'ai inventé le coup d’État à longue mèche, j'ai pris le pouvoir mais personne ne s'en est encore aperçu.

Un jour, la vérité éclatera, que nul n'aura vu venir. Certains faux prophètes se vanteront de l'avoir prédit, mais ce seront des fariboles, on les traînera au pilori en même temps que les épidémiologistes de talk-show et les influenceurs des rézosocios. Ceux-ci seront d'ailleurs neutralisés ; sur les ondes, sur la Toile mondiale, on ne verra que moi (et l'Enfoiré, de temps en temps, j'ai dû transiger sur ce point, le pauvre a soif de reconnaissance).

Et la démocratie dans tout ça, piailleront certains aigris ? Les mêmes oublient par exemple que Pinochet avait tout de suite prétendu avoir abattu la dictature marxiste et rétabli la démocratie. Pourquoi ferais-je moins bien ? Les mains coupées en moins. La démocratie, j'en serai le garant suprême, la vigie céleste, le héraut inlassable. Avec moi, comme dit l'autre, "tout le monde sera heureux, tout le monde aura des domestiques".

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6 février 2021 6 06 /02 /février /2021 23:00

Tirer le corps, la masse inerte, vers la fente, la déchirure oblique dans le sol de la forêt, le gouffre, encore un effort, oublier le visage, oublier la coulée de sang dévalant la tempe, un effort encore, une traction, une branche qui fait barrage, la briser, nous voilà au bord, il n'y a plus qu'à laisser glisser, c'est simple, la tête, le torse, engouffrés déjà, ça coince encore, pousser, des mains, du pied, et soudain la délivrance, la chute du corps dans la profondeur, un bruit sourd, il est au fond, à dix mètres ou quinze, plus peut-être, on ne voit rien, soulagement, ignoble soulagement, se relever, écouter, contrôler la panique, une corneille au lointain, un peu de vent grisâtre dans les feuillages, personne aux alentours, partir, déguerpir, retrouver la bagnole, se casser

Il a refait ce rêve, enfin c'est trop vite dit, il est encore dans le rêve, chez lui, insoupçonné encore, il veut se rassurer, ce n'est qu'un rêve, il n'a pas pu faire ça, tuer quelqu'un et dissimuler le corps, mais il a des doutes, et si c'était vrai, et s'il avait choisi le déni, mettre tout ça sur le dos d'un rêve, d'un cauchemar, d'un putain de cauchemar récurrent, pour ne pas affronter la sordide réalité, il a tué quelqu'un et jeté son corps dans un des gouffres de cette forêt, ni vu ni connu, les jours ont passé et la vie a continué comme avant

Et pourtant un beau jour ils pourraient bien sonner à la porte, eux, les flics, avec des questions précises à poser, un air sournois, des yeux fureteurs, et il ne saurait pas bien ce qu'ils savent, pas grand chose peut-être, mais s'ils sont là, c'est qu'ils ont remonté une piste, sa vie pourrait bien basculer, il se défendra, cet homme qui a disparu, ou bien est-ce une femme ? il ne le connaît pas, il ne la connaît pas, vrai de vrai, et il ne ment pas, impossible de mettre un nom, et même un visage, mais est-ce que ça le disculpe ? pas sûr, l'inconscient aura bien travaillé, enfoui la saloperie, et bien profond encore,

sauf qu'il y a ce rêve, qui resurgit périodiquement, comme une montée des eaux, une crue soudaine qui vous ramène le cadavre en surface,

et il est comme ces tueurs dans Colombo, persuadés d'être plus malins que l'inspecteur qui pose ses questions à la noix en parlant de son chien et de sa femme, et qui finissent toujours par se faire pincer, à cause apparemment d'un détail minable, en fait à cause de leur orgueil insensé

Il cherche à se rassurer, nous sommes tous des assassins dans nos rêves, on y liquide son prochain en toute impunité, mais est-ce si sûr ? il a longtemps rêvé sans avoir jamais la sensation d'avoir buté quelqu'un, c'est venu seulement ces dernières années, ces derniers mois. Pourquoi maintenant ?  il y a peut-être un trou dans son emploi du temps, où le crime a pu s'insinuer, et qu'il a maquillé, comment savoir ?

Il est sorti du rêve, il a lentement repris pied dans la réalité,

et l'hypothèse du meurtre s'est dissipée, comme des lambeaux de brume sous la percée du soleil

Mais jusqu'à quand ?

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1 février 2021 1 01 /02 /février /2021 17:26

"Samedi 6 Août 1960

          Soleil. " Le restaurant d'anguilles Takégawa " ; Ier jour de tournage avec Saburi et Hara : 7 plans dans les temps. Bain en rentrant et télévision. Tsukimori est venu ce matin pour décider de sa participation au Galas de la Tôhô. Quinzième anniversaire de la bombe d'Hiroshima."

Yasujiro Ozu, Carnets 1933-1963, Carlotta éditions

René Noël : "Yasujiro Ozu, né et mort un 12 décembre à l'âge de 60 ans, commence son journal au milieu de sa vie, le 1er janvier 1933, la vie n'est pas là où la plupart lui tourne le dos, se dit-il, mais devant la liberté elle-même, premier mur et prison aux yeux des hommes lucides, dans les énergies mobiles, créatrices de formes et de leurs liens, hasards de la naissance à une époque et dans une famille données, révolutions des astres dans nombre de ses films où les acteurs tournent, plus encore qu'ils bifurquent, lorsqu'ils entrent chez eux, plusieurs fois dans le même film, lorsqu'ils montent les escaliers ou à l'improviste, ont ce mouvement de la terre arrondie, en rotation, improvisent un tour sur eux-mêmes, par jeu, rituel, goût de se savoir partie prenante des cycles saisonniers, Ozu attentif dans son journal aux saisons, aux nourritures, à la nature, tout autant qu'il l'est aux objets divers et variés, importés avec le cinéma, qu'il adopte, électricité, télévision."

 

https://laboutique.carlottafilms.com/products/yasujiro-ozu-carnets-1933-1963

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31 janvier 2021 7 31 /01 /janvier /2021 08:08

Il se souvenait des veillées. Les dernières qu'il avait vécues remontaient à la fin des années 60, ou peut-être au début des années 70, il avait toujours du mal avec les dates. Un demi-siècle déjà, et pourtant certaines images continuaient de remuer en lui comme un fretin d'ablettes dans une bourriche. Les dernières veillées d'hiver, dans la maison neuve du grand-oncle, de la grand-tante et des quatre cousins, le grand, les jumeaux qui portaient sur la figure les séquelles d'un ébouillantage accidentel, et le petit, aussi vif et roublard que Joe Dalton. Cuisine, salon et chambres étaient à l'étage, le rez-de-chaussée c'était garage et chaudière. Un escalier étroit reliait les deux niveaux. On laissait le haut aux parents, le domaine des enfants ouvrait sur le dehors, la nuit profonde et apeurée de la campagne. C'était la fin d'un temps, on ne racontait plus d'histoires au coin de la cheminée parce que, tout d'abord, de cheminée il n'y avait plus. Elle avait été abandonnée avec l'ancien corps de ferme, où lui et son frère n'étaient allés qu'une seule fois et dont il n'avait qu'un très vague souvenir. Ce dont il se rappelait très bien en revanche, c'était l'accent des jumeaux, leur patois fabuleux qui les avait fait hurler de rire. Ce n'était pas moquerie, non, pas du tout, juste un étonnement sans fin de ce qu'une telle langue fût encore possible dans la bouche de gosses encore plus jeunes qu'eux. Les histoires, elles ne venaient plus des adultes, la personne d'un conteur leur était complètement étrangère, elles s'échafaudaient dans les conversations, dans cette liberté soudaine dont ils disposaient pendant que les parties de belote se succédaient dans la cuisine, et dont on ne percevait que quelques échos avec le bruit des poings s'abattant parfois avec fracas sur la toile cirée de la grande table. Rien n'était prévu, aucun jeu de société n'était envisagé, il y avait toujours un moment de flottement où les uns et les autre se jaugeaient, visiteurs et habitants du lieu. Des ricanements, des bouts d'anecdotes, des mots qui jaillissent, des bourrades, des fragments de silence qui laissent deviner le vent qui souffle dans les arbres du chemin noir qui conduit jusque-là, l'aboiement lointain d'un chien au bout d'une chaîne, le vol feutré d'un oiseau sur lequel il ne sait pas mettre un nom. Et puis lentement ça s'organise, un scénario s'ébauche, qui finira toujours par imposer une sortie nocturne, dans ce grand inconnu qui commence à la porte, avec sa patère pleine d'anoraks à l'odeur d'étable. Des équipes sont formées, un jumeau dans chaque, que l'on est bien infoutu de distinguer, heureusement il y a les marques des brûlures, différentes d'une face à l'autre. Il faut s'armer en conséquence : pas d'armes en plastoc chez les cousins, les panoplies ce n'est pas le genre de la maison, ils sortent les fusils en bois blanc, les revolvers constitués d'une petite bûche tordue et même une mitraillette taillée par le grand qu'il voudrait bien avoir mais que son frère s'approprie d'autorité. Les règles du jeu sont confuses, l'objectif à atteindre malaisément défini, qu'importe, tout cela n'est que prétexte à affronter l'obscur, les grandes ombres de la cour, le froid qui tranche si fortement avec la bonne chaleur diffusée par la chaudière dernier cri dont le grand-oncle est si fier. Une équipe sort la première, sans faire de bruit, car on ne sait pas trop ce qu'ils en penseraient là-haut, les joueurs de cartes. Mieux vaut être prudent, on ne sait jamais, mais en réalité c'est sans risque, on ne s'inquiète pas des enfants dans ces veillées, on les laisse vaquer à loisir, on les appellera pour casser la croûte, un bout de pâté de lapin sur une tranche de pain et un morceau de tarte aux prunes, mais ça c'est quand la belote se sera tarie, vers onze heures du soir. Avant cela, il y aura place pour les frayeurs, les courses au ras des bâtiments, la montée dans les fenils, les détonations silencieuses des flingues de châtaignier. On passera dans le couloir des vaches, où une ampoule tremble sous les toiles d'araignée, on tendra l'oreille aux passages furtifs des adversaires, et quand on en aura marre on rejoindra avec soulagement la maison bien éclairée. Il n'y aura ni vainqueurs ni vaincus, on rira du cousin qui s'est vautré dans une bouse ou du frangin qui s'est cogné la tête en sortant de sous la remorque où il s'était planqué, et on se taira soudain quand l'appel au rassemblement surviendra. Aucune des familles n'avait encore la télé mais ça n'allait plus tarder. Quand la sienne déménagea à ce qu'on appelait encore la ville, alors que ce n'était guère qu'un gros village de deux mille âmes environ, les veillées prirent définitivement fin, sans qu'il se rappelât qu'une ferme décision avait été prise en ce sens. A l'enterrement de son père, il avait revu les jumeaux et le petit, et il avait trouvé qu'ils n'avaient vieilli que d'apparence. Le grand-oncle et la grand-tante étaient morts d'une sale maladie mais ils vivaient encore tous les trois, à la même ferme, au bout du chemin noir.

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