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1 mai 2022 7 01 /05 /mai /2022 00:08

Où en serions-nous sans Grichka Marchenko ? Que serait-il advenu de nous si ce héros si discret, anonyme entre tous les anonymes, n'avait pas un beau matin, se rendant au bureau, aperçu un escargot sur le trottoir se dirigeant à n'en pas douter vers l'asphalte ? Que serions-nous devenus s'il ne s'était pas arrêté, s'il n'avait pas soulevé délicatement ce gastéropode stupide ou suicidaire, et décidé après quelques instants de réflexion, et après avoir regardé à droite et à gauche, de le glisser sur la voisine pelouse de la maison-atelier d'un sculpteur mort depuis des décennies mais dont les femmes éplorées des monuments aux morts continuent de résister aux pluies acides de la région ? Et pourtant, de ce contretemps, il paya le prix fort car il rata l'arrêt du tramway de la ligne 9, à la grande joie d'Ivan Bernaïev, garnement de sept ans et demi collé à la vitre arrière, qui éclata de rire en voyant ce pauvre Grichka courir en pure perte le long de la voie, ce qui lui était comme une petite revanche sur la torgnole que son père lui avait flanquée ce matin avant de partir. Et les éclats cristallins de ce rire avaient pour un court instant traversé comme un météore le lourd chagrin d'Irina Chapulova, qui venait de recevoir sur son portable le sms de rupture de l'homme marié avec qui elle sortait depuis trois mois. Elle avait redressé machinalement la tête, puis était retombée dans sa peine, mais cela avait suffi à Katharina Pretchouk, 79 ans, la vieille dame assise en face, pour apercevoir la larme argentée qui coulait sur la joue de la jeune femme. Et elle s'était soudain souvenue, elle, Katharina Pretchouk, ancienne scripte de cinéma, d'une scène tournée quarante ans plus tôt dans un tramway semblable, et la jeune femme alors n'était autre que Margarita Kalukova, qui aurait dû devenir une star si elle n'avait pas été assassinée trois ans plus tard par un apparatchik jaloux, qui avait fait maquiller le meurtre en suicide. Et l'envie de revoir ce vieux film se fit impérative chez Katharina Pretchouk, une lubie de vieille cinglée, se dit-elle, mais qu'importe : descendue sur la grand place de la République, elle se rendit à petits pas à la Bibliothèque municipale, rebaptisée médiathèque du Peuple, où elle n'était plus allée depuis des lustres, et demanda à emprunter le film en question, qui se nommait Le Temps des hirondelles, ou quelque chose dans le genre. Le stagiaire, Oleg Krasnikov, qui depuis dix jours essayait de comprendre quelque chose au nouveau logiciel de prêt imposé par la direction, fut le seul employé de la maison à essayer de répondre à la demande de cette petite bonne femme à la voix fluette, comme érodée par le temps. Il fouina dans les magasins mais en revint avec  cette triste nouvelle : le film n'existait que dans une copie VHS, et presque toutes les VHS, support déclaré obsolète, avaient été pilonnées l'année précédente. Oleg raconta l'anecdote le soir-même au bistrot en buvant une bière avec son amie Natalia Prechnik, il avait été ému, disait-il, par cette petite dame qui l'avait tout de même remercié pour s'être donné du mal, il lui avait conseillé d'autres films mais non, c'était celui-ci qu'elle voulait revoir, et pas un autre. Et Natalia avait été touchée à son tour, ce n'était pas la première fois qu'elle prenait conscience du  coeur généreux d'Oleg, mais en même temps, elle avait à l'esprit l'offre de son supérieur hiérarchique à l'usine de médicaments où elle travaillait : il ne tenait qu'à elle d'accéder à un poste moins éreintant et mieux payé, mais évidemment, cela passait par un échange de, comment dire, de bons procédés. Et le lendemain, elle y pensait encore, devant son écran où elle contrôlait la bonne posologie des gélules qui sortaient de la chaîne de fabrication, quand elle vit le supérieur en question vertement menacer une copine  qui réclamait de pouvoir aller aux toilettes, et ce fut comme si la décision avait été prise malgré elle, elle ne céderait pas à ce salopard, quitte à perdre son boulot. Et cette brusque secousse de l'âme qu'elle avait éprouvée l'avait un instant sorti de sa concentration sur l'écran, et elle ne vit pas qu'elle avait laissé passer un léger surdosage d'une des substances actives de la gélule.

Elle ne pouvait pas savoir, Natalia Prechnik, que le général Ogareff, dont le nombre de médailles sur l'uniforme tenait du fantastique, avait cette fameuse gélule dans son traitement, qu'il prenait scrupuleusement tous les matins, grâce au pilulier rempli en bonne et due forme par son ordonnance, en qui il avait plus confiance qu'en sa femme et ses enfants. Et ce jour-là, dans le bunker du troisième sous-sol, il faisait partie de l'assistance triée sur le volet pour l'exécution de l'Opération, où Lui, celui dont on ne prononçait plus le nom qu'en chuchotant, allait procéder aux dernières phases du Protocole. Un silence sépulcral s'était abattu.  Les secondes tombaient une à une comme des marteaux sur l'enclume. Une sorte de mauvaise sueur dégringolait sur les reins du général, il sentait qu'une sorte d'émeute s'était déclenchée dans la zone des intestins, qu'il essaya bien entendu de réprimer, réprimer il savait faire, mais là, la contestation ne cessait pas, des troubles gaziers  accompagnaient les mouvements péristaltiques incoercibles des boyaux, et la catastrophe arriva. Alors que l'Autre dirigeait sa main implacable vers l'Irréversible, une déflagration vint emplir les lieux de son incongruité sonore et méphitique. Le général aurait voulu rentrer sous terre, où l'entraînait déjà la gravité augmentée de son pantalon bréneux, la panique l'empêcha de voir la Main qui s'était figée dans le mouvement, les Jambes qui s'étaient dérobées, après que le Coeur se soit fissuré, car l'attentat excrémentiel du général avait dû porter au pinacle la tension déjà énorme des ventricules. Le marbre reçut le corps sans vie de Celui qui avait crû commander à la mort.

Alors oui, je le répète, où en serions-nous sans Grichka Marchenko, ce héros discret, anonyme entre tous les anonymes, qui ne saura même jamais qu'en sauvant un humble gastéropode stupide ou suicidaire, il venait aussi de sauver le monde ?

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