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29 mai 2022 7 29 /05 /mai /2022 00:20

On ne peut pas dire que la vie l'avait gâté. Elle avait commencé tout d'abord par l'affubler de ce nom qui n'annonçait rien de bon : Faulichon. Ses parents bien sûr n'étaient pas responsables, son père et ses ascendants avaient dû eux aussi faire avec. Mais ils auraient peut-être pu éviter d'en rajouter. Avec ce prénom - Raymond - plus très en vogue déjà à l'époque, mais que voulez-vous, papa Faulichon trouvait bien que ça rime, et il avait toujours vénéré Raymond Poulidor, en qui sans doute il se reconnaissait, le maillot jaune dans la vie lui non plus ne l'avait jamais porté (c'est une métaphore : papa Faulichon n'avait rien d'un sportif, sa brève tentative de gardien de but dans la troisième réserve du club du village, qui coïncida avec une dérouillée monumentale, le convainquit définitivement qu'il n'avait aucun avenir dans la compétition physique).

Mais trêve du père, parlons du fiston, Raymond Faulichon donc, gringalet jusqu'à l'âge de dix-huit ans puis, après son service militaire en Allemagne, en quelques mois, grand et gros, enfin surtout gros, flirtant souvent avec le quintal. Il passa là-bas son permis poids lourds, ce qui lui permit de trouver un emploi de routier chez  les frères Bakroot : il transporta ainsi chaque semaine pendant vingt ans un plein camion de cochons  en Pologne ou en Italie. L'odeur du cochon lui était devenu une seconde nature, ce qui ne l'empêcha pas de convoler avec Sylvie Champeau, ancienne rosière du village, et accessoirement maîtresse du plus jeune des Bakroot.

Un cancer du sein particulièrement virulent eut raison en quelques mois de Sylvie Champeau. Elle n'avait pas donné à Raymond de fils ou de fille, ayant accumulé les fausses couches tout au long des années polonaises. Peu après, le cours du cochon s'étant effondré, les Bakroot licencièrent leur fidèle employé (la véritable raison était plutôt que Raymond avait pris immodérément goût à la vodka et par deux fois déjà avait perdu son permis).

Sur ce, Faulichon père et mère succombèrent à un plat de moules avariées dans un restau d'Arcachon. Pour une fois qu'ils prenaient des vacances, c'était quand même la poisse. Pour l'héritage, ce fut bernique : on s'aperçut que le couple croulait sous les emprunts à la consommation et il fallut revendre le pavillon Dona constructions, avec jardinet et barbecue en dur, pour éponger les dettes à la banque.

Raymond avait toujours été considéré comme un gros mou porté sur la bouteille, pas méchant mais un peu con. Tout le monde se foutait de sa gueule plus ou moins ouvertement, et il avait beau payer des canons jusqu'à être à découvert au 10 du mois - car il avait cette qualité là au moins, il était généreux - il n'avait pas de véritable ami, juste des copains de comptoir. Au Pénalty, son rade préféré, son ardoise était permanente. Pour écluser la douloureuse, le patron l'employait parfois pour des petits travaux au noir (Raymond avait la main pour les crépis, c'était même un des rares talents qu'on lui prêtait).

Or il fut dénoncé par un voisin jaloux et il eut droit à un redressement fiscal, qu'il négligea de régler. Un huissier assermenté venu le saisir ressortit avec un nez cassé et une oreille arrachée. Ce qui valut à Raymond six mois de prison, plus trois mois de bracelet électronique. C'est là, à la maison d'arrêt, qu'il fit connaissance de Chris Boulard, un escroc tendance mystique, qui se disait chaman et spirite. Boulard prit en main cette âme égarée, et lui révéla l'existence du mal.

Le mal bien sûr Raymond savait ce que c'était, mais il n'avait jamais pris conscience du fait que le mal était, plus que le contraire du bien, un principe qui menait le monde. Le monde était sous la coupe du mal, et la mission des hommes de bonne volonté était d'éradiquer ce mal. Et Boulard n'eut pas de peine à pointer dans la vie de Raymond toutes les atteintes du mal, et ça commençait tout bonnement par ce transport du cochon, cette bête impure qui avait ruiné sa vie pendant vingt ans. Dans les yeux bleus perçants de l'escroc, la vérité commençait à apparaître. Raymond serra les poings : on s'était bien foutu de sa gueule, à partir de maintenant ça allait chier des bulles.

Libéré, il vola le fusil à pompe que le patron du Pénalty cachait sous le comptoir. Au tir, en Allemagne, il n'était pas dans les plus mauvais. Un peu d'entraînement en forêt et il se sentit assez fort pour aller réclamer son dû aux Bakroot. Les enfoirés ne lui avaient jamais réglé toutes ses indemnités de départ. 

Il les trouva au bord de la luxueuse piscine qu'ils avaient fait creuser derrière leur propriété, un ancien château ceint de hauts murs. Ils n'étaient pas seuls : il y avait de la belle nénette, le calibre au-dessus de la pauvre Sylvie. D'ailleurs, l'erreur du plus jeune des Bakroot fut sans doute d'ironiser à son propos quand Raymond lui rappela les faits (le même dénonciateur du travail au black n'avait pas manqué de cafter sur l'adultère) : la décharge qu'il reçut dans le buffet lui ôta en tout cas l'envie de continuer, le plus vieux des Bakroot essaya bien de quitter le théâtre d'opérations mais sa tête vola en éclats, rougissant vilainement l'eau azurée de la piscine. Pas de témoins, avait songé Raymond. Huit cadavres furent retrouvés le lendemain, on n'avait jamais vu ça au village. Pour la première fois, on eut droit au 20 heures de TF1.

Il alla arroser ça au Pénalty, où tout le monde était posté devant le grand écran. Il n'y alla pas par quatre chemins, leur disant d'emblée que c'est lui qui avait commis ce carnage. Toi, mon con ? eut le malheur de dire le patron (et tous les autres de s'esclaffer). Ben oui, mais dis donc, qu'est-ce t'as foutu de ton fusil à pompe ? L'autre s'est jeté sous le comptoir, et en est ressorti livide. Tu vois, il est là (et Raymond a sorti l'engin de son sac de courses de chez Leclerc), pas mal du tout, fonctionne bien. 

Douze macchabées au Pénalty. Trois compagnies de CRS qui descendent au village, le RAID, le préfet de région et trois cent cinquante journalistes de la presse nationale et internationale. Le suspect est identifié : Raymond Faulichon, ancien routier, sorti de taule récemment.  On le traque dans la forêt où on l'a beaucoup aperçu ces derniers temps. En vain.

On veut interroger son co-détenu, un certain Chris Boulard. Trop tard, celui-ci a été libéré la semaine précédente, et lui aussi est introuvable.

Six mois plus tard, un couple de restaurateurs d'Arcachon est retrouvé noyé dans le bassin. Un message est écrit en lettres de sang de cochon sur les murs de la cuisine : La croisade contre le mal a comencer.

C'est que Raymond n'a jamais été très bon en orthographe.

 

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