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30 juillet 2017 7 30 /07 /juillet /2017 07:07

La Vienne coulait paresseusement au pied du petit restaurant où Isabelle avait invité Edmond Lagneau. L’inspecteur avait rapidement expédié l’affaire qui l’amenait ici : une femme de notaire avait poignardé son amant américain, un capitaine de la base toute proche de Saint-Benoît-la-Forêt qui avait eu l’audace de vouloir retrouver son Arkansas natal sans ramener sa dulcinée française dans ses bagages. L’émoi avait été grand chez les notables du coin. Il en avait profité pour passer un coup de fil à la jeune femme : Chinon n’est pas loin de Tours et coup de chance, elle revenait juste d’un énième reportage dans la perfide Albion, et connaissait par ailleurs la petite cité comme sa poche. Le vin du crû avait été de qualité, le repas rabelaisien comme il se doit, et Lagneau s’était épanché un peu plus qu’il n’aurait certainement dû sur les errements de son enquête sur le tueur tatoué. Avec sa petite robe fleurie au décolleté généreux, mais aussi la façon qu’elle avait de plonger son regard dans le vôtre avec un art de l’écoute qui avait l’air inné, Isabelle semblait attirer irrésistiblement la confidence.

 

J’ai peut-être l’homme qu’il vous faut, dit-elle avec un sourire qu’il jugea par la suite légèrement carnassier.

 

Comment ça ?

 

Oui, vous cherchez le point commun entre les victimes. On sait que ce sont trois anciens d’Indochine, il reste donc à savoir où et quand ils ont été en relation, et quelle mauvaise affaire ils ont partagée. C’est bien ça, non ?

 

Si l’on veut, concéda-t-il.

 

Mais vous avez du mal à recueillir des informations du côté militaire. La grande muette… c’est comme ça qu’on surnomme l’armée, non ?

 

Et vous, chère petite demoiselle, vous allez la faire parler, c’est ça ? Croyez-moi, vous vous mettez le doigt.

 

Allons, inspecteur, ne persiflez pas. Vos infos, ce n’est pas à l’armée bien sûr qu’on va les obtenir.

 

Elle se tut, ménageant ses effets. Il affectait de ne rien laisser paraître de son impatience, se resservant une rasade de Saint-Nicolas de Bourgueil.

 

Je vous ai déjà dit que notre cher ami Loulou Dandrel avait trouvé un camarade de faculté qui lui a traduit le contenu du tatouage. Eh bien, ce même camarade, soit dit en passant, un redoutable théoricien marxiste-léniniste des plus assommants, a établi un calendrier des événements de la guerre d’Indochine, mouvements de troupe, combats, la totale. Enfin, il n’a pas terminé, disons qu’il y travaille. Si ça se trouve, avec les données dont il dispose…

 

Admettons qu’il ait des infos intéressantes, vous croyez qu’un gauchiste tel que vous me le décrivez acceptera de collaborer avec un ennemi de classe, un policier qui plus est ?  

 

Là, je dois dire que ce n’est pas gagné. Et sur ce, elle termina la bouteille.

 

Mariée dans l’année, ricana Lagneau.

 

Si c’était vrai, il y a beau temps que je serai la corde au cou. Mais j’y pense, il y a Loulou.

 

Dandrel ? Vous pensez convoler avec ce… ?

 

Je ne vous parle pas de ça, dit-elle en riant, non, ce pauvre Loulou, il est vraiment pote avec cet Asiatique. Il devrait pouvoir le convaincre.

 

Et convaincre Loulou, ça vous paraît aussi simple ?

 

Loulou, je m’en charge (nouveau sourire carnassier).

 

Sur le quai voisin, une petite bande de jeunes se baladait avec un transistor. il tendit soudain l’oreille.

 

Oh merde !

 

Qu’est-ce qui vous arrive ?

 

Rien. C’est… Vous avez entendu ? Un cycliste espagnol vient de mourir après être tombé dans le championnat d’Espagne.

 

Oui, c’est triste, mais…

 

Le deuxième en un mois. Après Simpson.

 

La loi des séries. A votre place, j’éviterais le vélo quelque temps.

 

Ne vous foutez pas de moi, jeune fille. Et puis vous me rappelez Bougrin, ça me navre. Vous valez mieux que ça.

 

Alors pour l’Asie ?

 

Vous avez carte blanche.

 

Et ils trinquèrent à la santé du communisme.

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23 juillet 2017 7 23 /07 /juillet /2017 07:07

Comme un cachalot épuisé, La Dodge s’échoua sur la pelouse cramée. Everett s’en extirpa avec difficulté, la porte avant coinçait toujours et il avait rassemblé avec peine l’énergie qu’il fallait pour donner le coup d’épaule libérateur. Le soleil était déjà haut et tapait trop fort à son goût sur la cafetière. Il ne pensait plus qu’à une chose : se foutre au pieu et dormir deux ou trois jours. Il avait envie aussi d’une bière, il avait depuis longtemps fini le pack de Bud dont le carton traînait sur le siège avant. Oui, une binouze et au paddock. Lina allait râler mais il s’en foutait bien pas mal. Si elle la ramenait trop, une claque dans la tronche la calmerait vite.

 

Il trouva quand même bizarre le silence de la baraque, les deux gamines à cette heure-là devaient regarder la télé et pourtant il n’entendait rien. Il ouvrit brusquement la porte, manquant s’affaler dans l’entrée. Merde, il en avait plein les bottes et se sentit d’un seul coup de mauvaise humeur, comme un monarque entrant dans une ville vassale sans que le cérémonial de réception se soit mis en branle. Les volets étaient clos pour éviter la chaleur et il entra dans la pénombre du salon. Il n’y avait que la télé sans le son qui moulinait dans le vide. Bordel, où elles sont fourrées, ces connes ? Ceci dit, il n’oubliait pas qu’il pétait la soif et se dirigea vers le frigo, où il ne trouva que du Schweppes.

 

Il revint furieux vers le salon, il y avait peut-être encore du bourbon dans le meuble bas. A quatre pattes, il farfouilla sans rien dénicher.

 

C’est ça que tu cherches, Everett ?

 

Il se retourna, il l’avait ratée dans le clair-obscur, assise dans l’angle sur le vieux rocking-chair de l’Ancêtre. Elle avait devant elle un grand verre de scotch ambré empli de glaçons.

 

Bordel, Elisa, qu’est-ce tu fous là ? Et où sont Lina et les filles ?

 

Et toi, qu’est-ce que tu fous là ? Quatre jours qu’elles t’attendaient, avec la paye de la quinzaine. T’as eu des petits contretemps ?

 

Même ravagé de fatigue, il sentait bien le sarcasme dans la voix de sa belle-soeur, putain d’emmerdeuse, donneuse de leçons indécrottable. Elle allait la boucler sinon. Il se releva et s’avança vers elle, titubant légèrement.

 

Garde tes distances, salopard, ou je te troue la peau.

 

Et de sous le châle qui recouvrait ses genoux, elle fit luire le canon d’une carabine. Il la reconnut immédiatement, c’était la Winchester de Nuage Rose, qu’il avait vainement réclamé plusieurs fois qu’on lui prête.

 

T’es devenue cinglée, bordel, c’est pas ma faute à moi si Jim s’est fait descendre.

 

Il savait depuis une semaine qu’une lettre de l’Armée était arrivée, avertissant Elisa que son fils avait été porté disparu après une embuscade de l’ennemi dans la province du Quang Tri.

 

Jim ne s’est fait pas descendre, il s’est enfui.

 

Il avança de deux pas. Elle pointa son arme sur lui, d’un geste du menton l’invitant à s’asseoir dans le canapé défoncé. Il s’exécuta.

 

Ecoute-moi bien, Everett, si tu n’étais pas le père de mes deux nièces, je te niquerais les deux genoux pour t’apprendre à vivre. Tu n’es qu’un sale Indien de merde qui fait honte à notre Nation tout entière. Un bon à rien, un ivrogne, une ordure. Tes filles et ta femme, je les ai envoyées chez des amis, dans un autre Etat. Ne les cherche pas, tu les trouveras pas. Si tu veux les revoir, si tu as encore un tant soit peu de coeur, il va falloir faire tes preuves.

 

Arrête tes conneries, Elisa, je vais te casser en deux, moi.

 

Il se jette sur elle, un quintal de barbaque soûle contre quarante-cinq kilos de douleur rentrée. Dans la pénombre, Il n’a pas vu le câble de frein tendu devant le fauteuil et s’étale lourdement sur la moquette avant de recevoir sur l’occiput un formidable coup de crosse qui l’envoie dans le pays sombre où les coyotes parlent comme vous et moi.

 

Quand il revient à lui, dansent devant ses yeux les images d’une émeute. La télé montre des commerces pillés, des voitures incendiées, des foules en panique, des gardes nationaux brandissant leurs armes. Les jours suivants, il apprendra qu’après une intervention de la police dans un Blind Pig* de Détroit, situé à l’angle de la 12e rue et Clairmount, lors d’une soirée de célébration du retour d’anciens combattants afro-américains du Vietnam, toutes les personnes présentes avaient été arrêtées. Une foule s’était alors rassemblée pour protester contre le harcèlement des policiers blancs contre les Noirs du quartier et rapidement des pillages avaient commencé. La ville s’était embrasée et on comptait déjà une vingtaine de morts et des centaines de blessés.

 

Elisa a foutu le camp, elle lui a laissé un message collé sur le frigo avec une magnet de Dingo.

 

“ Everett, si tu veux revoir ta famille, il va falloir changer de vie. Quand tu auras rassemblé deux mille dollars, remis la maison en ordre, retapé la Dodge et acheté des poissons rouges pour les filles, tu auras alors une petite chance de les revoir. Sinon, crève.”

 

Il a mal commencé. D’un coup de poing rageur, il a percuté le frigo contre le mur et le fréon s’est fait la malle. La porte s’est ouverte et une grande gerbe blanche a jailli dans la cuisine.

 

Des poissons rouges, elle se fout vraiment de ma gueule, cette conne.

__________________

  • Blind Pigs : Bars illégaux, nés durant la prohibition et devenus au fil du temps, le repère de marginaux (proxénètes, prostituées, trafiquants et drogués).



 

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16 juillet 2017 7 16 /07 /juillet /2017 07:07

Lagneau envoya rageusement L'Équipe dans la corbeille à papier.

 

Qu’est-ce qui vous prend, Lagneau ? Vous avez vos vapeurs ? grinça Bougrin, qui finissait tranquillement sa sardine à l’huile et en échappa du coup une goutte sur son pantalon de tergal des dimanches.

 

Bon sang, un type est mort sur la route du Tour et on fait presque comme si rien ne s’était passé. Hier, voici ce qu’on écrit (il avait découpé l’article) : « À 1,5 km du sommet, Simpson vacille, puis tombe dans le fossé. Inanimé, c’est un spectateur qui pratique d’abord le bouche-à-bouche. Puis les docteurs Dumas et Macorig pratiquent la réanimation et font évacuer le coureur à l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon, lieu de son décès » Aucune explication. Et aujourd’hui, sur les huit pages du canard, une seule sur Simpson. Et bien sûr, on ne parle pas de ce qui fâche…

 

Allons, Lagneau, c’est la chaleur, l’épuisement… Vous n’allez tout de même pas vous mettre en pétard pour un enfoiré de rosbif.

 

Il n’y a pas que ça, vous le savez bien. Les amphétamines, les petites gourdes de cognac des spectateurs, ça finit aussi par brûler son homme.

 

Allons, allons, ça a toujours existé, mais ces Anglais ne savent pas s’arrêter, et il voulait toujours en gratter plus, le Simpson. Dites donc, Lagneau, au lieu de vous inquiéter pour le Tour de France, vous ne pourriez pas terminer votre rapport qu’on boucle l’affaire (il s’essuya la bouche avec un grand mouchoir à carreaux dont l’un des bouts trempa aussitôt dans la boîte de sardines sans qu’il s’en aperçut).

 

Boucler l’affaire ? Pourquoi voulez-vous boucler l’affaire ?

 

Enfin, Lagneau, bordel de chien de troufion, il est clair que les gars se sont entretués !

 

Oui, mais l’homme au serpent tatoué est dans la nature.

 

Vous n’avez aucune preuve formelle qu’il était bien impliqué dans la fusillade, ce ne sont que vos intuitions foireuses, Lagneau. Votre scénario à la gomme, j’y crois pas une minute. On a assez perdu de temps comme ça.

 

Pourquoi tenez-vous tant à clore l’affaire ? avait-il failli répliquer, mais la question avait expiré au seuil des lèvres. Il ne voyait plus que la grosse tache d’huile qui s’arrondissait sur la chemise pied-de-poule de Bougrin.

 

Je veux savoir ce qui relie ces trois hommes, les deux généraux et le pitaine, Brémont, Chavagnoux-Dusserq et Marcabru. Trois anciens d’Indo, c’est sûr, mais ce n’est pas suffisant.

Il faut toujours que vous cherchiez à relier les choses, Lagneau, c’est comme avec vos foutus soucoupes volantes, vous vous mettez le doigt dans le troufignon, les choses sont beaucoup plus simples mais vous aimez trop faire des mystères. Vous allez me laisser tomber tout ça, j’ai une autre affaire à vous confier, un crime passionnel à Chinon, ça vous changera.

 

La sardine, c’est bon, mais ça tache…

 

Qu’est-ce que vous dites ?

 

Rien, je vais me chercher un sandwich chez le Grec, vous m’avez donné faim.

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9 juillet 2017 7 09 /07 /juillet /2017 07:07

Racontez-moi, oh s’il vous plaît, racontez-moi !

Ses yeux implorants à damner un Trappiste, sa moue enfantine, sa chevelure qu’elle refoule d’une main négligente, la garce, comment résister ?

Je n’ai pas le droit, vous le savez bien…

A moi, rien qu’à moi, je serai muette comme une tombe…

Des tombes, justement, il y en a bien assez dans cette histoire.

Elle lui pose ses mains sur les siennes, qu’il tenait jointes, comme un orant suppliant le Seigneur de lui donner la force d’échapper à la tentation, et c’est une fraîcheur infernale qui lui cavale sur les phalanges, Lagneau, tu es fait comme un rat, elle t’a passé les menottes, la petite Isabelle Deville. Devil oui, salope, oui encore mais comme il y met de la tendresse dans le mot, salope, ma petite salope, mon amour, non pas ça, seigneur, écartez moi de cette épreuve, rendez-moi à mes canassons, aux cafés enfumés, à la solitude pas si morne des vieux policiers revenus de tout et de rien.

C’était un spectacle d’apocalypse (il commence, il sait bien qu’il ne s’arrêtera plus), la ferme dévastée, toutes les toitures arrachées, des tôles partout, des meubles, des vêtements, des outils, la tempête était passée comme un rouleau compresseur, mais peut-être bien que sans elle, on en serait encore au même point.

(Elle ne bronche pas, tout ouïe comme on dit, et il a envie d’écraser ses lèvres sur les siennes).

Et puis, au milieu de ce tohu-bohu (elle sourit quand il dit le mot), les cadavres : les deux frères jumeaux, déjà bien avancés en pourriture, la mère, étalée sur le carrelage de la cuisine, fracture du crâne, une carabine à main droite, et dans les étables, l’horreur, un tas de viande morte, deux types abattus à la carabine, un avec le visage en bouillie et deux bras en moins, l’un deux encore dans le coupe-betterave, en attente d’être débité en tranches.

(Il s’attendait à un mouvement de recul, mais elle ne bronche pas, elle remet juste un peu de pression sur ses doigts).

Il se tait un instant.

Et vous avez pu reconstituer ce qui s’est passé ? (Elle a dit ça, presque confidentielle).

Les gars du Nord n’y comprenaient rien. Ne reconnaissaient personne. Et puis on a découvert que le type défiguré n’était autre que Marcabru.

Et son autre bras ?

Comment ça, son autre bras ?

Vous avez dit qu’il y avait un bras dans le coupe-betterave. Où était l’autre bras ?

Vous avez de ces questions ! (Silence) Donné aux chiens. Cinq chiens, des enragés, il a fallu les abattre pour accéder aux bâtiments. Et on a découvert les restes d’un autre homme dans le coin de la grange qui leur servait de chenil. A vous dégoûter de l’humanité. Dites-donc, vous n’allez pas rapporter ça dans votre feuille de chou ? J’ai votre promesse…

Elle a posé un baiser sur sa main, sa grosse main d’officier de police. Comme un enfant qu’on rassure. Il se sent un peu con, mais donnerait sa vie pour que ça recommence.

Sur ce qui s’est passé, je n’ai aucune certitude, mais voici mon scénario le plus probable, enfin à mes yeux (il s’est redressé, c’est le Lagneau qui tient un tuyau, un vrai bon tuyau et qui jubile, certain d’être dans le bon coup) : notre assassin voulait s’en prendre à Marcabru, mais celui-ci, mis au courant des deux meurtres précédents, se tenait sur ses gardes, et il n’était pas seul, tout le milieu des anciens d’Indo, et d’Algérie, plus ou moins lié ensuite avec l’OAS, lui a servi de paratonnerre. Notre gars s’est fait repérer, et alors qu’il pensait buter Marcabru comme avant les deux badernes galonnées, c’est lui qui a failli se faire descendre. Mais le gars a de la ressource, ou bien le cul bordé de nouilles (il s’arrête un instant, pas bien content d’une telle expression devant la jeune femme), il s’en sort et prend la fuite. Il est pris en chasse, certainement  blessé, vu les traces de sang retrouvés plus tard dans sa bagnole.

Vous avez retrouvé sa bagnole ?

Quand Lagneau déploie un scénario, il n’aime pas être interrompu. L’espace d’une seconde il a retiré ses mains, senti monter en lui une nervosité, un mot crû, mais il s’est vite repris, et là c’est lui qui prend les mains d’Isabelle, et les amène à hauteur de ses lèvres.

La bagnole ? Oui, dans le canal tout proche. Le gars au serpent tatoué s’est réfugié dans cette ferme tenue donc par les frères Van Schenkenfeld et leur mère, depuis que leur père a été broyé par une moissonneuse alors qu’il était ivre mort.

Vous n’en rajoutez pas un peu, là, inspecteur ? Vous perdez en crédibilité.

Il ne désarme pas, l’histoire il la tient bien, et la fille aussi, il ne la lâchera pas de sitôt.

Il atterrit dans la ferme. Ce qu’il ne sait pas, c’est que les deux lascars sont des fous furieux qui ne pensent qu’à la fin du monde, embringués dans une secte style Jéhovah ou pire. L’arrivée de ce type blessé sonne comme un coup de trompette du destin. Ils le recueillent, le soignent. C’est un Envoyé du Ciel.

Là-dessus, les autres, persuadés qu’il n’a pas pu quitter la région proche, se mettent à sa recherche. Et un premier membre de la bande déboule à la ferme. Il a vu la bagnole, qui n’a pas encore connu les eaux du canal, mais il n’a pas le temps d’alerter les copains, il se fait dessouder par les jumeaux. Une semaine plus tard, les autres retrouvent enfin sa trace, Marcabru se charge lui-même de la sale besogne, avec un acolyte, ancien légionnaire. Ce sont des durs à cuire, ils sentent le coup foireux, et refroidissent les jumeaux. Mais c’était sans compter sur le tatoué, qui les éclate dans le dos au fusil à pompe. Ou bien c’est la daronne. Difficile encore à savoir.

Il a juste prononcé ces derniers mots qu’une explosion retentit dans ce rade où ils se sont donnés rendez-vous. La vitre qui donne sur l’avenue vole en éclats, et il se jette à terre. Quand il ouvre à nouveau les yeux, Isabelle n’est plus là.

Le type sur l’écran a le sourire narquois. Dynamite Joe a encore frappé : ses dix pains de dynamite ont dispersé la concurrence.

 

Bordel, Lagneau, se dit-il, ça t’apprendra à t’endormir devant un western spaghetti de mes deux. T’es vraiment un con.

Mais en retournant vers sa chambre d’hôtel du Cambrésis, où il loge depuis une semaine maintenant, il s’avise qu’il n’avait jamais avant ce rêve échafaudé un tel scénario. Les chtis vont encore se foutre de sa gueule, mais son intuition lui souffle que la vérité n’est pas loin et qu’elle a une drôle d’odeur de charogne.



 

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2 juillet 2017 7 02 /07 /juillet /2017 07:07

 

Comme des tâches de lavis sombre se diluant sur le papier grenu du ciel, les nuages roulaient vers l’ailleurs, insoucieux de l’homme qui les regardait passer, étendu dans la haute herbe jaune près d’un fossé empli d’eau boueuse. L’odeur de pneu brûlé, de ferraille calcinée continuait de faire trembler sa narine. Quelques gouttes de pluie chaude s’écrasant sur son visage le sortirent de sa prostration. Il avait déjà tâté son corps, surpris seulement de ne pas y trouver d’ouverture béante, de lézarde comme à une maison secouée par un séisme, non, il était intact et le sang qui avait séché sur sa veste, contrairement à ce qu’il avait crû d’abord, n’était pas le sien. C’était celui d’un des quatre G.I. avec qui il faisait route en camion une heure plus tôt et qui ne respiraient plus depuis qu’une roquette avait frappé le véhicule de plein fouet.

 

Jim Longhorn était le seul survivant de cette patrouille qui revenait vers la zone démilitarisée, dans le cadre de l’Opération Buffalo lancée ce jour-là pour riposter aux attaques du Viet-Cong sur Con Thien, dans la province du Quang Tri. Il était le seul survivant mais il le regrettait, il aurait voulu mourir comme les autres, Daryl le gars du Tennessee dont il ne savait s’il aimait ou détestait  le rire idiot, Franck qui ne vivait plus que pour la marijuana, ce crétin raciste de Slim et même le sergent O’Brian qui avait un orteil en moins au pied gauche et pas un neurone de trop dans le ciboulot. Pourquoi la gerbe de feu ne l’avait-elle pas anéanti lui aussi ? Pourquoi ces salauds de Viets n’avaient-ils pas surgi ensuite pour finir le travail et l’achever d’une balle dans la nuque ou d’un coup de kriss dans le coeur ? Il n’avait aucune joie, que de la honte.

 

Il vit le serpent annelé remonter le fossé, déroulant rapidement sa verdeur, et instinctivement il se leva, oubliant d’un coup sa faiblesse. Voilà, il était debout maintenant et ne savait que faire. Reprendre la piste à pied et risquer de tomber sur les Viets ? Attendre le passage hypothétique d’un autre camion ? Une autre sente partait vers les collines bleues, qui s’arrondissaient au loin, vers l’ouest : il la prit.

 

A peine avait-il fait deux cents mètres qu’il entendit le bruissement rauque d’une troupe, des ordres hurlés sèchement, le cliquetis des armes. Dans le fourré où il s’était jeté, il s’avisa qu’il l’avait échappé belle encore une fois. A quelques minutes près, il y passait ou bien aurait-il été amené en captivité. Plutôt crever.

 

Ils avaient continué sur Con Thien, alors il reprit sa marche. Il avait trois rations de survie dans son paquetage, une gourde pleine, du tabac. Il n’avait rien de plus quand il suivait le grand-père dans les forêts du Vermont.

 

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25 juin 2017 7 25 /06 /juin /2017 07:07

tornade

 

Tu cours, tu cours sans trêve, mais tu sais que tu n’arriveras pas à temps, tu tombes, tu glisses sur les pentes boueuses de la sente étroite, une fumée épaisse s’élève au-dessus de la colline, c’est peine perdue, tu entends derrière toi le cri  des ombres qui te hurlent de ne pas y aller, de revenir, oui, de revenir

Tu reviens, tu reviens à toi, la sueur sur ton visage, le froissement des herbes de la jungle s’est dissous dans le fracas de la fenêtre brisée. Tu reprends pied dans le présent, ce n’est pas l’Indochine mais c’est peut-être pire.

Ce qui se passe alors, il te faudra du temps pour y mettre un peu d’ordre, peut-être y faudra-t-il le reste de ta vie, car c’est une bouche d’ombre vorace qui te jette à bas du lit, te fait rouler sur le plancher de la chambre dont la porte arrachée te frôle comme une lame de guillotine horizontale avant de passer à travers le mur de briques. Une houle énorme s’empare du monde, avec un bruit qui semble surgi du plus profond de l’enfer, rendant muet tes propres cris, et tu ne sais combien de temps cela dure, cela est hors du temps, dans une poussée aveugle d’énergie propulsée du fond des nébuleuses, et tu n’es plus qu’un fétu, un simple amas de chair qui se recroqueville pour ne pas disperser ses membres et ses viscères à tous les diables.

 

Et puis soudain, c’est fini, le vent souffle encore mais ça n’a rien à voir, tu es figé dans un coude de l’escalier et au-dessus de toi, incroyable, des nuées prodigieusement rapides serpentent entre les étoiles. Cette nuit-là, la région du Cambrésis vient de connaître une des tornades les plus violentes de l’histoire du pays. Sur 40 kilomètres de long et 500 mètres de large, des vents soufflant à près de 300 km/h ont tout dévasté, ruinant des villages entiers.

 

La chape noire qui s’était posée sur l’univers s’est envolée, laissant place à un silence inouï. Pour toi cela tient du miracle. Quatre jours que tes geôliers ne te donnaient plus rien à manger, quatre jours qu’ils ne te rendaient même plus visite. Et maintenant tu comprends pourquoi : sur le lit, dans la grande salle du rez-de-chaussée, éventrée par la tempête, reposent deux corps brunâtres, déjà en état de décomposition - l’odeur atroce te napalme la narine - et puis tu la vois, elle, la vieille, sur sa chaise paillée, veillant ceux qui furent ses deux jumeaux de fils, la carabine sur les genoux. Tu n’oses plus bouger, elle t’a repéré, elle lève l’arme dans ta direction, lentement, très lentement, elle va t’ajuster, te faire sauter la cafetière si tu ne fais rien, mais voilà, ce n'est pas faute d'essayer, tu ramènes ta jambe et tu pousses un gémissement de douleur, et tu comprends que la fuite c’est foutu, et que le miracle s’achève à cet instant. Mais non, le miracle fait des prolongations, le coup part au firmament, la force du recul catapulte la vieille sur le carrelage encore visqueux de sang mal séché.

 

Ce même jour, fut diffusée la première émission en mondovision. Dans Our World, Les Beatles interprétaient pour la première fois All you need is love.

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18 juin 2017 7 18 /06 /juin /2017 07:07

En ce temps-là, la télévision s’arrêtait. Oui, elle s’arrêtait même tous les jours. Elle connaissait comme la plupart des hommes l’alternance nuit-jour. Quand les programmes étaient terminés, s’affichait la mire. Qui me faisait penser à une grille géante de loto ou à un damier saugrenu. Elle servait soi-disant à régler l’image. La mire, c’est du passé, les chaînes tournent en continu, le grand spectacle du monde ne doit plus connaître de trou.

Parfois même - je sais que cela va être difficile à croire pour les jeunes générations-, la télé faisait une pause, soit parce qu’un incident technique avait perturbé la bonne marche de la diffusion prévue, soit parce qu’il y avait un intervalle entre deux émissions. On n’avait pas encore horreur du vide à ce moment-là. On avait donc ce qu’on appelait des interludes. Et à partir de septembre 1960, le plus souvent c’était le petit train de Maurice Brunot qui s’y collait.

Ce 18 juin 1967, c’est pas moins de 7 minutes et 14 secondes que dura l’interlude du petit train (au départ un train rébus, et depuis 1963, un train de la mémoire avec une image déployée sur les différents wagons qu’il fallait reconstituer). La lenteur de l’animation est quasi inconcevable à notre ère du zapping : le train (entraîné par une une vieille locomotive à vapeur) serpente à petite vitesse dans des paysages bucoliques au son d’une musique placide (Endlessly de Clyde Otis et Brook Benton) qui à elle seule résume le tempo de la télé de l’époque. En cela elle est inoubliable.

 

Pourtant c’est un tempo bien différent qui s’annonçait le même jour de l’autre côté de l’océan : le festival de Monterey, en Californie, avait débuté le 16 juin. Jimi Hendrix et Janis Joplin s’y révélèrent au public américain, Grateful Dead et Jefferson Airplane n’hésitaient pas à étirer leurs morceaux bien au-delà des durées jusque-là standards, Otis Redding joua pour la première fois devant un public essentiellement composé de blancs. Une bonne partie de l’assistance était sous acide. Le coup d’envoi était donné pour d’autres grands rassemblements autour des groupes rock, dont Woodstock, deux ans plus tard.

 

L’arrivée à la gare de la Solution, après maints panoramiques sur les environs agrestes du chemin de fer, nous livrait le fin mot de l’affaire : il s’agissait ce jour-là d’un rabot (les mauvaises langues diront qu’un rasoir eût mieux convenu). Ce qui est incroyable, c’est que cela perdura jusqu’en 1974.

 

Janis Joplin et Jimi Hendrix avaient déjà disparu depuis quatre ans.

 

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11 juin 2017 7 11 /06 /juin /2017 07:07

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Tu cours, tu cours sans trêve, mais tu sais que tu n’arriveras pas à temps, tu tombes, tu glisses sur les pentes boueuses de la sente étroite, une fumée épaisse s’élève au-dessus de la colline, c’est peine perdue, tu entends derrière toi le cri  des ombres qui te hurlent de ne pas y aller, de revenir, oui, de revenir

Tu reviens, tu reviens à toi, la sueur sur le visage, le froissement des herbes de la jungle s’est étourdi dans le roucoulement d’un pigeon. Tu reprends pied dans le présent, ce n’est pas l’Indochine mais c’est peut-être pire.

La fenêtre aux volets fermés ne laisse filtrer qu’un rai de lumière mesquine. Tu ne sais pas depuis combien de temps tu es là, dans cette chambre à l’odeur d’ail et de moisi, sur ce lit de fer sans confort, au-dessous d’un crucifix posé de guingois. Tu fais encore une fois l’effort presque surhumain de tout rassembler mais les pièces du puzzle sont humides, renâclent à s’intriquer, le dessin central reste désespérément flou.

Viendra-t-il ce soir t’apporter cette espèce de pâtée qui te sert de nourriture ? Refaire ce pansement autour de ta cuisse avec des bandes de gaze douteuse qui avaient dû servir déjà sur le Chemin des Dames ? Viendra-t-il, lui  ? ou l’autre ? Il t’a fallu du temps pour comprendre qu’il s’agissait de deux hommes différents, une nuance dans le timbre de la voix, une légère balafre absente chez l’un des deux, une façon de te toucher aussi, un peu moins brutale ici, un peu plus nerveuse là. Ce sont des jumeaux, mais ils ne viennent jamais en même temps. Tu as posé des questions, ils n’ont pas répondu.

 

Une image remonte parfois, comme un cadavre le long d’une berge, rarement plus d’une par jour. Tu te revois sur la route, la jambe ensanglantée, la Simca comme folle dans le plat paysage, et tu sentais la meute à tes trousses même si tu ne la voyais pas. IIs allaient te faire payer la trouille que tu leur avais foutue. Avec intérêts si possible. Quand, dans le rétroviseur, tu as vu la longue DS noire, tu n’as pas hésité : tu as roulé le long de ce canal sourd-muet qui te faisait signe pourtant, et peut-être était-ce une ruse pour t’accueillir dans sa noire profondeur, mais tu ne sauras jamais car tu as encore obliqué sur un chemin de terre qui déroulait sa steppe au débouché d’un calvaire. Les herbes du mitan te raclait le bas de caisse, et les amortisseurs y entrèrent clairement en agonie. Le souvenir se perd ensuite dans les sables mouvants de la mémoire. Une cour de ferme, des chiens, la conscience qui se dérobe, un fusil contre la vitre, le trou noir.

 

Tu te dis que peut-être tu t’es jeté sans le savoir dans la gueule du loup, mais au fond tu n’y crois pas. Ces gars-là te soignent, de façon rudimentaire, mais ils te soignent. Cependant ils ferment la porte à clé entre leurs visites. Ils auraient pu appeler la gendarmerie, ils ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Que te réservent-ils ? ils parlent à peine, dans une sorte de patois quasi incompréhensible. Des attardés mentaux ? des rejetons dégénérés des campagnes ?

 

Le plus souvent, tu dors et tu rêves, et chaque rêve semble resserrer le noeud coulant de la folie. Tu sens pourtant la force revenir, reprendre centimètre après centimètre le contrôle de tes muscles. C’est une course contre la montre, entre la tête et le reste du corps.

 

Les chiens ont aboyé furieusement. C’est la première fois depuis ton arrivée ici. Est-ce que tes hôtes recevraient de la visite ?

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4 juin 2017 7 04 /06 /juin /2017 07:07

The Jimi Hendrix Experience performing Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band, Saville Theatre, London, 4 June 1967.

Alors Lagneau, on donne dans le roquainerolle maintenant ?

Bougrin brandissait le numéro de Worst qu’Isabelle avait fait envoyer à la brigade.

C’est la petite que vous suivez partout… vous auriez pas le béguin des fois ? Lagneau, vous m’inquiétez…

 

C’était vendredi. Il aurait bien volontiers mis son poing dans la gueule de ce connard, mais il s’était heureusement ravisé, se contentant de cracher dans son café à la pause de midi. Et puis là, on était dimanche, il était de garde avec un pauvre poulet comme lui, et il en avait fini avec Paris-Turf. Il lui vint la vague envie de feuilleter le magazine, histoire de tuer le temps, car depuis la rencontre au Galure avec Bagnoli on était au point mort. Il avait mis les indics sur le coup mais rien n’avait filtré : aucune poussée de fièvre à déclarer du côté du milieu de l’ancienne OAS et des vétérans d’Indo.

 

Bougrin avait dû embarquer le canard : il y avait quelques bandes dessinées avec des femmes à poil, ç’avait dû l’émoustiller. Lagneau alla le chercher sur son bureau et le trouva en fait dans la corbeille à papier. Encore heureux qu’on soit dimanche : un autre jour la femme de ménage n’aurait pas fait de détail et viré tout ça à la benne à ordures.

Mais en retournant la corbeille, Lagneau avait vu autre chose, un de ces petits papiers verts sur lesquels on avait l’habitude ici de consigner les rapports d’indics. Il était roulé en boule, il le déplia machinalement et vit, à côté du numéro de code qui désignait la source de l’info, le signalement d’une fusillade qui avait eu lieu voici deux semaines dans la rue d’une petite ville du Nord, rue habitée par un ancien capitaine ayant servi au Tonkin et en Algérie, soupçonné d’avoir trempé avec l’OAS mais jamais appréhendé. Marcabru.

 

Pourquoi Bougrin ne lui avait-il pas transmis l’info ? Il lui avait pourtant confié sa démarche auprès de Bagnoli.

Bref, il téléphona illico à la police locale, là-bas dans le Nord, mais n’obtint pas grand chose : effectivement une fusillade avait eu lieu, mais les témoignages étaient flous. Cela s’était déroulé très vite, les protagonistes avaient décampé fissa. Un peu de sang avait été prélevé sur le pavé, mais rien de probant.

Et Marcabru, vous connaissez ? avait lancé Lagneau.

Marcabru ? Le capitaine ?

Oui, il n’habite pas cette rue ?

Si, mais il n’a rien à voir avec cette histoire. Les témoins ne l’ont pas reconnu.

Quels témoins ?

Une vieille qui zieutait à sa fenêtre, et un gamin qui jouait un peu plus loin sous la gouttière de son jardin. Il sont formels : les gens qui se sont tirés dessus n’étaient pas du coin.

 

Il remit le papier vert à la poubelle mais conserva le Worst. Sans lui, il serait passé à côté du truc. Il remercia en pensée la jeune femme, qui, à en croire le petit mot qu’elle avait joint au journal, devait encore une fois se trémousser en cadence devant ce Noir chevelu dont il ne se souvenait du nom que parce qu’il le trouvait digne d’un compagnon d’Astérix : Jimihendrix.

 

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28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 07:07

mai

Loulou Dandrel était remonté comme une comtoise. Sa piaule était comme devenue le poste le plus avancé de la révolution en terre tourangelle. Isabelle Deville, qu’il avait priée de passer le voir en ce dernier dimanche de mai, trouva le minuscule studio enfumé et encombré d’une douzaine de garçons et filles agités, l’oeil sombre et l’air résolu. Plongée depuis quelques jours dans la préparation du prochain numéro de Worst, attachée à fignoler un article qu’elle voulait définitif sur la figure de Jimi Hendrix, elle s’était tenue éloignée de toute actualité et ne comprenait pas bien ce qui se tramait ce jour-là. Sa robe légère au décolleté audacieux avait mis un coup  de frein subtil à la dialectique des conversations virulentes. Chacun se sentait en devoir d’informer cette oie blanche.

 

Bon sang, s’exclama Loulou, plus rapide que les autres, et tout auréolé qu’il était de son séjour en prison, tu ne sais pas que ces salauds sont en train de massacrer la population en Guadeloupe ! Et d’expliquer qu’à la suite d’une grève des ouvriers du bâtiment réclamant deux misérables petits pour cent d’augmentation, de négociations rompues et de la déclaration du représentant du Patronat, Georges Brizzard, “Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail”, des affrontements violents avaient éclaté à Pointe-à-Pitre entre les manifestants et les gendarmes mobiles. Les “képis rouges” avaient même ouvert le feu et abattu notamment Jacques Nestor, militant du GONG (Groupe d’organisation Nationale de la Guadeloupe). D’autres guadeloupéens auraient été tués, les autorités ne reconnaissant que sept ou huits morts, alors que le bilan serait plutôt de l’ordre de la centaine.

 

Pour Loulou et ses potes il fallait bien sûr faire quelque chose, et c’est sur le contenu de ce quelque chose qu’on discutaillait ferme depuis deux jours. Les plus excités parlaient d’attaquer un commissariat ou d’incendier une caserne de CRS, les plus modérés s’en tenaient aux manifestations et aux appels sur les ondes. Faute d’accord, on avait beaucoup bu et pas décidé grand chose à part un jet de cocktail molotov sur la vitrine du magasin de quincaillerie d’un certain Brizard, dont la parenté avec le Brizzard raciste des Antilles relevait de l’hypothèse la moins étayée.

 

Bon, dis-moi toujours pourquoi tu m’as fait venir, hasarda Isabelle. Je suppose que ce n’est pas pour prendre mon avis dans cette histoire.

 

Il prétexta d’aller chercher des bières à l’épicerie du coin pour s’éloigner discrètement avec la jeune femme, au grand dam de certains militants qui l’auraient volontiers entretenu de la nécessité de la lutte armée et du rapprochement des sexes à cette occasion.

 

Dans un square tout proche, il annonça fièrement ses conclusions, il avait montré la photo du tatouage à Pong, un étudiant vietnamien maoïste de stricte obédience, et celui-ci avait parfaitement reconnu un écrit en alphabet laotien. Sing Sua, serpent tigré, avait-il déclaré ; selon lui, c’était clair, l’homme était un ancien d’Indochine, peut-être même un frère d’armes, un ancien soldat retourné par le Viet-Minh. Le général égorgé boulevard Heurteloup était un ancien bourreau du Tonkin, une vraie saloperie qui avait mérité ce qui lui était arrivé.

Du coup, Loulou avait changé son fusil d’épaule sur Jacques Dubreuil. Il le trouvait soudainement beaucoup plus sympathique. Dommage qu’il ne soit pas là à nos côtés en ces jours terribles, regrettait-il, il nous aiderait à y voir clair.

 

Bon, il faut peut-être en parler à Lagneau, dit Isabelle.

 

Pas question. On ne va pas aider cette enflure à pincer un des “nôtres”. Je te défends bien de lui en toucher même un mot.

 

Je ferai bien ce que je veux, rétorqua-t-elle. Ce type est un assassin, quoi que tu en penses. Et puis tu oublies un peu vite qu’il a enlevé Lili.

 

Et là-dessus, elle le planta là, près d’un banc maculé de chiures de pigeon. Plus que la rebuffade, il regretta la vallée sombre entre ses seins. Il allait falloir remonter à l’appart, et sans les binouzes : pour cause, il n’avait plus un radis.

 

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