La Vienne coulait paresseusement au pied du petit restaurant où Isabelle avait invité Edmond Lagneau. L’inspecteur avait rapidement expédié l’affaire qui l’amenait ici : une femme de notaire avait poignardé son amant américain, un capitaine de la base toute proche de Saint-Benoît-la-Forêt qui avait eu l’audace de vouloir retrouver son Arkansas natal sans ramener sa dulcinée française dans ses bagages. L’émoi avait été grand chez les notables du coin. Il en avait profité pour passer un coup de fil à la jeune femme : Chinon n’est pas loin de Tours et coup de chance, elle revenait juste d’un énième reportage dans la perfide Albion, et connaissait par ailleurs la petite cité comme sa poche. Le vin du crû avait été de qualité, le repas rabelaisien comme il se doit, et Lagneau s’était épanché un peu plus qu’il n’aurait certainement dû sur les errements de son enquête sur le tueur tatoué. Avec sa petite robe fleurie au décolleté généreux, mais aussi la façon qu’elle avait de plonger son regard dans le vôtre avec un art de l’écoute qui avait l’air inné, Isabelle semblait attirer irrésistiblement la confidence.
J’ai peut-être l’homme qu’il vous faut, dit-elle avec un sourire qu’il jugea par la suite légèrement carnassier.
Comment ça ?
Oui, vous cherchez le point commun entre les victimes. On sait que ce sont trois anciens d’Indochine, il reste donc à savoir où et quand ils ont été en relation, et quelle mauvaise affaire ils ont partagée. C’est bien ça, non ?
Si l’on veut, concéda-t-il.
Mais vous avez du mal à recueillir des informations du côté militaire. La grande muette… c’est comme ça qu’on surnomme l’armée, non ?
Et vous, chère petite demoiselle, vous allez la faire parler, c’est ça ? Croyez-moi, vous vous mettez le doigt.
Allons, inspecteur, ne persiflez pas. Vos infos, ce n’est pas à l’armée bien sûr qu’on va les obtenir.
Elle se tut, ménageant ses effets. Il affectait de ne rien laisser paraître de son impatience, se resservant une rasade de Saint-Nicolas de Bourgueil.
Je vous ai déjà dit que notre cher ami Loulou Dandrel avait trouvé un camarade de faculté qui lui a traduit le contenu du tatouage. Eh bien, ce même camarade, soit dit en passant, un redoutable théoricien marxiste-léniniste des plus assommants, a établi un calendrier des événements de la guerre d’Indochine, mouvements de troupe, combats, la totale. Enfin, il n’a pas terminé, disons qu’il y travaille. Si ça se trouve, avec les données dont il dispose…
Admettons qu’il ait des infos intéressantes, vous croyez qu’un gauchiste tel que vous me le décrivez acceptera de collaborer avec un ennemi de classe, un policier qui plus est ?
Là, je dois dire que ce n’est pas gagné. Et sur ce, elle termina la bouteille.
Mariée dans l’année, ricana Lagneau.
Si c’était vrai, il y a beau temps que je serai la corde au cou. Mais j’y pense, il y a Loulou.
Dandrel ? Vous pensez convoler avec ce… ?
Je ne vous parle pas de ça, dit-elle en riant, non, ce pauvre Loulou, il est vraiment pote avec cet Asiatique. Il devrait pouvoir le convaincre.
Et convaincre Loulou, ça vous paraît aussi simple ?
Loulou, je m’en charge (nouveau sourire carnassier).
Sur le quai voisin, une petite bande de jeunes se baladait avec un transistor. il tendit soudain l’oreille.
Oh merde !
Qu’est-ce qui vous arrive ?
Rien. C’est… Vous avez entendu ? Un cycliste espagnol vient de mourir après être tombé dans le championnat d’Espagne.
Oui, c’est triste, mais…
Le deuxième en un mois. Après Simpson.
La loi des séries. A votre place, j’éviterais le vélo quelque temps.
Ne vous foutez pas de moi, jeune fille. Et puis vous me rappelez Bougrin, ça me navre. Vous valez mieux que ça.
Alors pour l’Asie ?
Vous avez carte blanche.
Et ils trinquèrent à la santé du communisme.