Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
28 mai 2017 7 28 /05 /mai /2017 07:07

mai

Loulou Dandrel était remonté comme une comtoise. Sa piaule était comme devenue le poste le plus avancé de la révolution en terre tourangelle. Isabelle Deville, qu’il avait priée de passer le voir en ce dernier dimanche de mai, trouva le minuscule studio enfumé et encombré d’une douzaine de garçons et filles agités, l’oeil sombre et l’air résolu. Plongée depuis quelques jours dans la préparation du prochain numéro de Worst, attachée à fignoler un article qu’elle voulait définitif sur la figure de Jimi Hendrix, elle s’était tenue éloignée de toute actualité et ne comprenait pas bien ce qui se tramait ce jour-là. Sa robe légère au décolleté audacieux avait mis un coup  de frein subtil à la dialectique des conversations virulentes. Chacun se sentait en devoir d’informer cette oie blanche.

 

Bon sang, s’exclama Loulou, plus rapide que les autres, et tout auréolé qu’il était de son séjour en prison, tu ne sais pas que ces salauds sont en train de massacrer la population en Guadeloupe ! Et d’expliquer qu’à la suite d’une grève des ouvriers du bâtiment réclamant deux misérables petits pour cent d’augmentation, de négociations rompues et de la déclaration du représentant du Patronat, Georges Brizzard, “Quand les nègres auront faim, ils reprendront le travail”, des affrontements violents avaient éclaté à Pointe-à-Pitre entre les manifestants et les gendarmes mobiles. Les “képis rouges” avaient même ouvert le feu et abattu notamment Jacques Nestor, militant du GONG (Groupe d’organisation Nationale de la Guadeloupe). D’autres guadeloupéens auraient été tués, les autorités ne reconnaissant que sept ou huits morts, alors que le bilan serait plutôt de l’ordre de la centaine.

 

Pour Loulou et ses potes il fallait bien sûr faire quelque chose, et c’est sur le contenu de ce quelque chose qu’on discutaillait ferme depuis deux jours. Les plus excités parlaient d’attaquer un commissariat ou d’incendier une caserne de CRS, les plus modérés s’en tenaient aux manifestations et aux appels sur les ondes. Faute d’accord, on avait beaucoup bu et pas décidé grand chose à part un jet de cocktail molotov sur la vitrine du magasin de quincaillerie d’un certain Brizard, dont la parenté avec le Brizzard raciste des Antilles relevait de l’hypothèse la moins étayée.

 

Bon, dis-moi toujours pourquoi tu m’as fait venir, hasarda Isabelle. Je suppose que ce n’est pas pour prendre mon avis dans cette histoire.

 

Il prétexta d’aller chercher des bières à l’épicerie du coin pour s’éloigner discrètement avec la jeune femme, au grand dam de certains militants qui l’auraient volontiers entretenu de la nécessité de la lutte armée et du rapprochement des sexes à cette occasion.

 

Dans un square tout proche, il annonça fièrement ses conclusions, il avait montré la photo du tatouage à Pong, un étudiant vietnamien maoïste de stricte obédience, et celui-ci avait parfaitement reconnu un écrit en alphabet laotien. Sing Sua, serpent tigré, avait-il déclaré ; selon lui, c’était clair, l’homme était un ancien d’Indochine, peut-être même un frère d’armes, un ancien soldat retourné par le Viet-Minh. Le général égorgé boulevard Heurteloup était un ancien bourreau du Tonkin, une vraie saloperie qui avait mérité ce qui lui était arrivé.

Du coup, Loulou avait changé son fusil d’épaule sur Jacques Dubreuil. Il le trouvait soudainement beaucoup plus sympathique. Dommage qu’il ne soit pas là à nos côtés en ces jours terribles, regrettait-il, il nous aiderait à y voir clair.

 

Bon, il faut peut-être en parler à Lagneau, dit Isabelle.

 

Pas question. On ne va pas aider cette enflure à pincer un des “nôtres”. Je te défends bien de lui en toucher même un mot.

 

Je ferai bien ce que je veux, rétorqua-t-elle. Ce type est un assassin, quoi que tu en penses. Et puis tu oublies un peu vite qu’il a enlevé Lili.

 

Et là-dessus, elle le planta là, près d’un banc maculé de chiures de pigeon. Plus que la rebuffade, il regretta la vallée sombre entre ses seins. Il allait falloir remonter à l’appart, et sans les binouzes : pour cause, il n’avait plus un radis.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires