Frank Williams, plays his harmonica during a lull in the operations at Dak To, 26 November 1967. U. S. Army photograph, National Archives.
Le coup du Barbe-Bleue, extra.
Tu ne crois pas à la survie des âmes, et encore moins à la résurrection des corps, mais si d’aventure tu te trouvais encore un peu de conscience de l’autre côté, et la possibilité d’échanger encore avec des êtres toujours avides d’histoires bien humaines, tu raconterais volontiers celle-là.
Il faut juste revenir un peu en arrière.
Tu avais fini par retrouver la trace de Réginal, en remuant sans scrupule les poubelles les plus sales de la République, en sinuant entre vermines et cloportes, graissant quelques pattes, attisant les trahisons. Par chance, beaucoup dans son milieu se croyaient intouchables, ne se bardaient pas de prudence excessive. Tu reçus des confidences inespérées, l’ordure donnait dans le trafic d’armes, pas étonnant s’il ne réclamait pas de protection policière.
Tu t’installas à proximité de la ferme où il recevait et transférait de pleins camions vers l’aéroport de Déols lâché par les Américains. Un sous-bois moussu avec vue imprenable sur un coin de la cour de ferme. Mais voilà, à peine le poste de vigie achevé, voici qu’un couple fait irruption dans le sanctuaire, passe à vingt mètres de toi sans rien voir (tu es certain maintenant que ton camouflage est très réussi), rentre dans la grange et se fait gauler deux heures plus tard. Et ce couple n’est pas n’importe quel couple, ce sont deux des jeunes du Nouvel An à Tours, la fille aux seins de mangues fraîches et le zazou azimuté qui t’avait suivi boulevard Heurteloup. C’est une énigme que leur présence. Ou bien c’est la fièvre qui te reprend et te fait halluciner.
Tu n’as plus longtemps à attendre maintenant pour me rejoindre, bien que tu ne croies pas à la survie des âmes et encore moins à la résurrection des corps, moi j’y crois pour deux, et tu le sais, mais il faut achever le récit, boucler la boucle, et ce récit le confier aussi à l’homme qui te traquait et qui pour te retrouver a recherché tes victimes. Il était là-bas aussi, piégé par Réginal, il ne devait pas en principe en ressortir vivant.
Pénétrer en catimini dans la ferme était presque impossible, un monstre canin à l’odorat surdéveloppé, qui aurait repéré à trois cents mètres une larme de sang sur une baïonnette, montait la garde depuis la porcherie d’où il ne sortait guère que pour vider ses entrailles.
C’est en voyant l’estafette de Barbe-Bleue tourner dans la campagne, klaxonner gaiement dans les hameaux, que l’idée t’est venue. Le commerçant n’aurait jamais dû s’arrêter pisser.
L’autre dimanche, tu as donc déboulé dans la cour à fond les ballons, klaxon surpuissant, les pneus faisant gicler la boue fomentée par la noria des Saviem. On s’attend à une attaque sournoise, voici la charge de la brigade légère version percheron. Le commissaire s’y est laissé prendre, il est sorti sans penser une seconde qu’il avait devant lui Félix Bérenger, alias Alexandre alias Jacques Dubreuil, alias Le Stéphanois. Tu l’as descendu aussitôt, une rafale de Sten a suffi, sa carcasse est allée se vautrer dans une ornière. Que ce corps-là puisse ressusciter te semblerait véritablement scandaleux.
Cela donnait un répit à Réginal, qui en profita d’abord pour lâcher son fauve, qu’une autre rafale de Sten renvoya à l’enfer des clébards. Comme pour saluer l’événement, le ciel se mit à pleuvoir, de la bonne pluie de novembre, bien froide, qui claquait contre la tôle et les ardoises.
Réginal était bien décidé à prouver qu’il n’était pas que la moitié d’un enfoiré. Il sortit brutalement, revolver au poing, avec la jeune femme ligotée aux bras, la tenant fermement devant lui. Bouclier humain. “Pose ton arme, sinon je la descends”. Des conneries comme ça.
“J’en ai rien à foutre de cette gonzesse”, tu as répliqué. Et tu as même ajouté, pour que les choses soient claires : “Je vais vous buter tous les deux”.
Au vrai, la petite ça t’ennuyait. Et même plus que ça, tu avais eu le temps de l’apprécier au réveillon de Tours, ça paraissait si loin déjà, mais il ne fallait pas laisser croire à Réginal que tu avais un atome d’attachement pour cette nénette.
“Laisse-la partir et on se fait ça à l’ancienne, façon OK Corral.” Tu avais le coeur à rire, c’était le dernier, il fallait soigner la scène finale.
Tu es sorti de derrière l’estafette, la pluie cinglait maintenant ton visage. Tout s’est passé très vite. En s’offrant à découvert, tu as donné à Réginal le signal qu’il fallait, il t’a pointé aussitôt et la fille a basculé sur le côté. Les détonations furent presque simultanées. Sa tête a éclaté comme une grenade trop mûre, et il est parti en arrière en titubant comme un poulet qu’on a fait boire, avant de se fracasser contre la fenêtre de la cuisine, la faisant voler en éclats.
Toi, tu avais deux trous rouges au côté droit.
Il y a une semaine de ça, très exactement. Il y a eu ensuite des jours que tu n’as pas connus, ou bien par intermittences. Le transfert à Châteauroux, puis à Paris. Ambulances, pluies encore sur toutes les vitres du monde, gyrophares, blouses blanches, cliquetis des scalpels, paroles qu’on n’arrive plus à rejoindre.
Il y a une semaine, et ils sont là, devant toi, l’inspecteur qui te traquait, pas mal amoché aussi, la fille, plus belle que jamais et dont jamais, mon amour, tu ne caresseras les seins de mangue fraîche, et puis le zazou, discret aujourd’hui, intimidé ça se sent.
La fille - Isabelle, son prénom t’est revenu - a apporté un magnéto à cassettes et elle te passe la chanson de Scott Mac Kenzie, San Francisco. “Johnny la chante aussi, dit le zazou, et il est même en tête du hit-parade ce dimanche.” Elle le regarde avec pitié : “Je préfère l’original.” Elle te demande aussi si tu aimes Jimi Hendrix. Ca a l’air important pour elle, aussi tu murmures que oui. Tu murmures parce que ton souffle est court, que ton poumon est atteint, et que la vie est chez toi en partance, malgré les blouses blanches et les scalpels.
L’inspecteur n’a pas fini de te traquer. De son oeil contusionné, mauve, il te regarde intensément, il a besoin d’une réponse.
Lili ?
Barbe-Bleue, c’était bien trouvé, c’était bien toi la Barbe-Bleue.
Lili est vivante, mais tu n’auras pas assez de souffle pour raconter toute l’histoire alors tu leur donnes l’adresse de celle qui sait tout.
Si tu croyais à la survie des âmes, mon amour, tu penserais qu’elle est bien proche l’heure de nous retrouver.