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26 septembre 2021 7 26 /09 /septembre /2021 10:23

Le dîner avait comme d'habitude été bien arrosé, chacun avait apporté une bonne bouteille, sur laquelle il convenait de dire quelques mots, alors on sortait les lunettes car nos yeux faiblissaient, et elles n'étaient pas de trop pour déchiffrer les petits caractères des étiquettes qui vous renseignaient ou non sur les cépages, et il arrivait qu'on passe de longs moments à s'interroger sur les diverses appellations variables selon les régions et l'état de nos mémoires, ainsi le Malbec, qui forme l'essentiel de l'assemblage du Cahors, ne se contente-t-il pas de ce nom pourtant si suggestif et se décline parfois en Côt (qui serait, semble-t-il, mais cela je ne l'appris que plus tard, une déformation de Cahors - ce qui me parut tout naturel de la part d'une ville qui portait le chaos en son sein) mais aussi en Auxerrois (et là on atteint une sorte de sommet dans l'incongru) car, contrairement à ce qu'on pourrait naïvement croire, cela ne désigne pas le cépage dans l'Yonne, mais dans le Quercy (une hypothèse existe selon laquelle l'origine en serait Haute-Serre, village près de Cahors, bien que l'article de Wikipedia ajoute pernicieusement : "même si l'on manque de documents attestant cette confusion") - de telles distinctions byzantines attisent le feu de la conversation, et l'on n'en vient à bout qu'avec le recours aux smartphones, pour peu que le réseau veuille bien fonctionner dans cette fond de vallée où nous étions réunis, malgré l'orage qui montait et qui déchirait déjà la nuit de quelques éclairs bien sentis -, et la conséquence la plus immédiate de ces incertitudes nominales était bien entendu l'heure avancée de la fin des agapes, avec cette question vive : convenait-il de reprendre la route ou de dormir sur place ? ce qui ne posait aucun problème, l'hospitalité de nos hôtes étant sans faille, si ce n'est que je trouvais de plus en plus difficilement le sommeil en dehors de mes pénates, aussi, pour aider à la prise de décision, fut-il sorti d'un tiroir un éthylotest, mais nous n'étions pas au bout de nos peines car l'ustensile résistait à une première approche tout intuitive : le recours au mode d'emploi s'avérait nécessaire, et donc une nouvelle fois il fallut sortir les bésicles, un embout rouge trouva ainsi sa place et l'on me passa l'engin dans laquelle il convenait - selon la notice - de souffler longtemps et régulièrement : si le test virait au jaune, c'était bon, s'il virait au vert, la coupe était pleine, mais, évidemment, la couleur obtenue se trouva être entre les deux, vert-jaune ou jaune-vert, ce qui permettait à chacune et chacun de livrer son intime conviction, jusqu'à ce que le maître des lieux soufflât à son tour dans le biniou et obtint cette fois un vert du plus bel effet, ce qui eut pour conséquence de me rassurer, peut-être à mauvais escient, toutefois personne ne s'opposa plus à ce que je reprenne la route, pour peu que je ne m'embourbe pas dans la pelouse où j'avais un peu inconsidérément garé mon automobile, mais par bonheur les dernières pluies n'avaient pas encore transformé le coin en marécage et je pus prendre mon essor, j'allais écrire sous les applaudissements, mais non car j'étais à l'entrée du chemin et là-bas, sur la terrasse que des escargots gris avaient envahi en silence, les amis n'étaient déjà plus que des ombres chaleureuses et vacillantes.

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19 septembre 2021 7 19 /09 /septembre /2021 18:39

Et puis il arriva que les chats vinrent au pouvoir. Ce que nul jamais n'avait prévu. Jamais les chroniques n'avaient enregistré la moindre velléité de domination, aussi fallut-il devant le fait accompli se résigner à cette évidence : les matous avaient endormi pendant des siècles notre méfiance, ils avaient fait leur trou dans nos existences, tranquillement colonisé nos intérieurs, squatté nos canapés, laissé se développer toute une riche industrie de la croquette pour, un beau jour, sans coup férir afficher clairement leurs ambitions : la mainmise sur la civilisation humaine.

Qui aurait pu penser qu'un coup d’État aurait pu être fomenté par cette communauté miaulante et ronronnante, dont on pensait au mieux qu'elle profitait gaiement de notre affection pour se goberger à nos frais sans rien foutre de la journée ? Aucun service de renseignement, bien trop occupé à suivre les réseaux terroristes, n'avait su débusquer à temps le complot ourdi par la gent chatière. Quand le Président fut attaqué à Brégançon par un commando de Raminagrobis toutes griffes dehors, ce fut la stupéfaction. Les gardes du corps furent lacérés et promptement éviscérés par une meute hurlante et la première réaction fut de penser que l'attentat avait été préparé par une puissance étrangère, mais à peu près au même moment le Kremlin était envahi par une horde de siamois qui ne laissa aucune chance à Poutine et ses affidés, tandis que le gouvernement chinois était victime d'un tsunami de chats chartreux. Si Trump crut sur le moment en profiter pour reprendre les rênes de l'Amérique, il en fut vite découragé : attaqué au postérieur par un chat tigré qui avait dans le regard comme un air de Che Guevara, il ne dut son salut qu'à un saut dans sa piscine. Comment tous ces félins avaient-ils pu coordonner toutes ces actions reste un mystère encore insoluble.

Toujours est-il qu'en trois jours la cause fut entendue : la vie fut paralysée comme lors du Grand Confinement. Les gens restaient terrés chez eux après avoir vu de quelle manière certains inconscients avaient été réduits en bouillie sanglante pour s'être aventurés dans les rues. Fini les gentils minets, fini les douces boules de poils qui vous flattaient en minaudant dans vos jambes. Le masque était tombé : un soir un chat magnifique, si ce n'est qu'il avait un œil crevé, apparut à la télévision pour une allocution officielle. Il se répandit en miaulements discordants traduits tant bien que mal au bas de l'écran (la transcription chat-humain était à l'époque encore balbutiante). Je ne crois pas trahir le fond de cette intervention en disant qu'elle pourrait se résumer en une injonction : arrêtez vos conneries !

Une période d'état d'urgence avait été déclarée, c'est ce que l'on crut comprendre, certaines activités ne reprendraient pas mais les enfants par exemple furent invités à revenir à l'école, sous la surveillance de chats de gouttière impassibles comme des sphinx.

Chaque ménage est tenu d'accueillir au moins une de ces bêtes autrefois prisés des poètes. Chez moi par exemple un chat noir exerce une tyrannie tranquille. Il réclame parfois des caresses, ce que nous nous empressons de lui prodiguer. La gamelle toujours bien remplie de croquettes fraîches, voilà semble-t-il tout son horizon.

Blanchard affirme que je ne suis qu'un collabo.

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12 septembre 2021 7 12 /09 /septembre /2021 21:47

Un tableau chiné à la brocante de l'avenue des Marins. Au moment où tout le monde repliait. Je l'avais aperçu, presque caché par une immonde nature morte, et c'était comme si quelque chose m'avait fait signe. Le vendeur me le présenta comme une très bonne copie d'un peintre hollandais, Frédérick Marcken Van Eelst, que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. Le prix était presque dérisoire, la matinée à moitié pluvieuse n'avait pas été bonne pour les affaires, et comme j'hésitais encore, il n'hésita pas, lui, à en rabattre de cinquante euros. J'emportai mon tableau, recouvert d'un papier à bulles qui avait dû être piétiné par toute une cour de récréation, en ayant la vive impression que mon marchand était soulagé de s'être débarrassé d'une toile jusque-là invendable. Il avait même accepté mon chèque alors que d'habitude, m'avait-il assuré, il ne prenait jamais les chèques.

Les vernis un peu noircis obscurcissaient une œuvre qui gardait pourtant une certaine lumière. Sur le petit cartel qui accompagnait le tableau, entièrement rédigé au stylo Bic, il était marqué "Vue de Leyde". La ville, qui montrait sur la gauche une de ses portes fortifiées, était surmontée d'un ciel chargé de lourds nuages. Une petite foule prenait place au premier plan sur le quai d'un canal. Rien de dramatique, un aperçu de la vie quotidienne dans ce petit coin de Hollande. La finesse des détails me ravit et je passai une bonne heure dans la contemplation béate de ce paysage urbain. N'en revenant toujours pas de l'avoir acquis à si bon compte.

Le lendemain matin, après une nuit agitée de rêves passablement idiots, je replongeai avec bonheur dans la vision du tableau. Mon pote Blanchard, à qui j'avais raconté la veille ma trouvaille, s'était empressé de me laisser un sms où il m'indiquait que Frédérick Marcken Van Eelst était inconnu au bataillon des peintres néerlandais, et que je m'étais sans doute fait avoir. De la pure jalousie.

Je regardai donc le tableau lorsqu'un détail m'interpella : par l'une des fenêtres des hautes maisons au-delà du canal le visage d'une femme apparaissait, d'une beauté mélancolique d'une telle intensité que je m'étonnai de ne pas l'avoir remarquée le jour précédent. Enfin, bon, il y a des tableaux que l'on ne cesse de découvrir. J'envoyai une rafale de photos à Blanchard, histoire de lui mettre bien les boules. Marcken Van Eelst ou non, l’œuvre valait bien le prix que je l'avais payée.

Quand on est comme moi contrôleur à la SNCF, on passe parfois plusieurs nuits loin de chez soi, et ce n'est que le mercredi que je rentrai à l'appart, impatient, je ne savais trop pourquoi, de retrouver ma belle acquisition dominicale. Blanchard m'avait envoyé une autre vue de Leyde, authentique celle-là, avait-il eu soin d'ajouter : une œuvre d'Anthony Jansz Van der Croos, qui n'avait en effet rien à voir avec mon tableau. Mais je m'en foutais, Leyde, La Haye, Amsterdam ou Petaouchnok, que m'importait. Ce qui comptait c'était la vie qui sourdait invinciblement de la toile, comme ce petit chien folâtre qui gambadait derrière sa maîtresse, petit éclair roux dans les jupes mauves. Tiens, encore une subtilité qui m'avait échappé au premier regard.

Le lendemain, ce fut un cygne que je débusquai : le volatile plongeait le cou dans l'eau mordorée du canal. L'avais-je confondu avec un reflet ? Et le surlendemain, c'était une sorte de pickpocket que je décelai dans la foule. Par curiosité, je vérifiai sur les photos envoyées à Blanchard la présence de tous ces détails de prime abord inaperçus. Ils étaient bien là, indubitablement là, c'était donc ma seule capacité d'attention qui était prise en défaut. Cette nuit-là, je consacrai cinq heures à passer le tableau au peigne fin, notant chaque bout de muraille, chaque pli de vêtement, chaque circonvolution de nuage, rien ne devait plus venir me surprendre.

A quatre heures du matin, j'avais mis le réveil : je devais contrôler dans le TGV jusqu'à Port-Bou. Au sortir de la douche, je ne pus m'empêcher de lorgner sur le tableau. Tout semblait normal. J'étais déjà sur le palier lorsqu'une sorte de pressentiment me saisit : je revins en hâte dans le salon. C'est bien ce que je redoutais : la jeune femme à la fenêtre n'y était plus. Elle avait disparu. Cependant, il fallait partir. Je fus d'une humeur massacrante pendant tout le voyage, collant plusieurs amendes de bon calibre, moi qui suis d'habitude assez coulant avec les resquilleurs. Et le pire, c'est que sur les photos à Blanchard, la jeune femme était aussi devenue invisible...

C'était de la sorcellerie. Je ne m'étonnais plus d'avoir eu la chose à si bon prix. Blanchard s'est bien foutu de ma poire quand je lui ai raconté. Il n'en a rien cru évidemment, c'est un esprit fort à qui on ne l'a fait pas. Il a voulu voir le tableau de visu, et il a trouvé la solution du problème : tout dépendait de l'angle de vision. Par une habile disposition des touches, la fenêtre incriminée laissait voir ou non la jeune femme si belle et si mélancolique. Un peu comme ces anamorphoses qui dévoilent leur vraie figure sous un angle très précis, ou en plaçant un cylindre argenté au milieu de la toile. C'est dire s'il jubilait, le Blanchard. De la sorcellerie... il en riait encore dans l'escalier en me quittant cette nuit-là.

N'empêche que le lendemain, le cygne avait changé de sens de navigation et une buse planait dans le ciel, au centre du plus gros cumulonimbus.

Il y a des lutins qui viennent la nuit changer mon tableau. Je ne pouvais pas raconter ça à Blanchard, j'étais bon pour l'HP. Ou peut-être est-ce moi qui viens, somnambule artistique, totalement inconscient, opérer pendant la nuit ces minimes transformations ? Moi qui n'ai aucun talent pictural. Allons, ce n'est pas sérieux.

Et pourtant, chaque matin, quelque chose s'est déplacé. Et je suis de plus en plus inquiet : l'autre jour, j'ai bien vu, dans la grosse main calleuse d'une laitière, l'écran lumineux d'un smartphone. Et ça, pour un tableau soi-disant du Siècle d'Or hollandais, ça ne passe pas, non ça ne passe pas.

 

 

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5 septembre 2021 7 05 /09 /septembre /2021 00:09

Et puis il arriva que la délinquance tomba à si faible niveau qu'on en vint à envisager la disparition de la gendarmerie. Cette noble institution avait fait son temps, il fallait bien le reconnaître. Plus rien ne justifiait son onéreux maintien. Déjà que les prisons avaient fermé une à une au long des dernières décennies, reconverties pour la plupart en centres culturels, locaux pour laserwars et escape games ou même espace de ressourcement spirituel (il était devenu de bon ton de se faire une petite retraite d'une semaine ou plus dans une cellule d'un ancien quartier de haute sécurité). La police avait su opérer sa mue avant qu'il soit trop tard, et nombre d'anciens flics s'étaient recyclés dans le service à la personne, l'humanitaire ou le stand-up.

Mais, par on ne sait quel mystère de l'administration publique, on n'avait pas touché encore à la gendarmerie. Certes, on  avait bien occupé les derniers pandores  à démonter les radars (devenus obsolètes car les gens respectaient les limitations de vitesse, deux ans de tests aléatoires l'avaient démontré sans risque d'erreur). On les avait mis à la surveillance des feux de forêts puis à celle des réunions d'anciens lepénistes repentis, mais toute chose a une  fin : les forêts ne brûlaient plus et l'extrême-droite était au bord de l'extinction (seul le vieux Zemmour régalait encore de quelques envolées lyriques qui faisaient bien marrer).

Bien évidemment, on avait cessé de recruter depuis des lustres. Pourquoi faire ? Il n'y avait plus de délits, plus de crimes, plus de vols ni d'escroqueries. Les gens étaient devenus vertueux, ah on avait mis le temps, c'est sûr, mais là plus de doute, le Bien régnait et les hommes étaient sous son empire. Alors, pourquoi encore des gendarmes ? Ceux qui restaient coûtaient cher à la Nation. Gardons seulement les garde-champêtres, proposa un député de la majorité. Histoire de rigoler. Un autre, de la même majorité (de toute façon, tout le monde jusque-là était d'accord, tout le monde était dans la majorité), sans doute un peu superstitieux, suggéra qu'il fallait garder le corps des gendarmes jusqu'à la mise à la retraite des derniers nommés. La question divisait, et le ton monta. Un adjectif malencontreux provoqua l'ire d'un sénateur de centre gauche-droite, qui perdit subséquemment le contrôle de soi et envoya son poing dans le visage d'un greffier. Le syndicat des greffiers, qui n'avait rien eu à se mettre sous la dent depuis belle lurette, en profita pour décider une grève sur-le-champ. Un institut de sondage, encore moribond la veille (les opinions tendaient toutes à l'unanimité et il était donc devenu superflu de tester les tendances), en profita pour lancer une campagne, et surprise : le pays était coupé en deux. La moitié des pékins interrogés voulaient pérenniser la maison Poulaga tandis que l'autre moitié voulait faire table rase.

Vous croyez peut-être que tout allait recommencer, les conflits, la violence, la guerre de tous contre tous ? Mais non, pas si bêtes, les hommes. Mais il est vrai qu'on s'était fait peur, pour une bête question de poulets. Et en même temps, il fallait bien avouer que cette passion soudaine avait ravivé une flamme inconnue. On s'était tout à coup senti plus vivants.

Alors sagement, on décida que la question de la gendarmerie serait évoquée chaque année à la même date. On se garderait bien de trancher, on renverrait chaque fois à l'année suivante. Et pour que ceci perdure, on recruterait en douce. Pour qu'il y ait des bleus, jusqu'à la fin des temps.

 

 

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27 juin 2021 7 27 /06 /juin /2021 00:53

Je l'ai rencontré en montant au marché, il était catastrophé, anéanti. Je lui demande ce qui se passe, je redoute un malheur dans la famille, un accident, l'annonce d'une maladie incurable. Mais non, il me regarde d'un air atterré et me sors que Jean-Paul Huchon et Manuel Valls ont appelé à voter Pécresse aux régionales. Et alors ? j'ai dit. Huchon, Valls, il répète. Tu te rends compte ? Ça nous fait une belle jambe, que je lui rétorque, et puis d'abord, qu'est-ce que t'en as à faire ? Pécresse, c'est l'Ile-de-France, et toi tu votes pour le Centre-Val de Loire. Oui, je sais bien, qu'il dit, mais quand même, deux types de gauche comme eux appeler à voter à droite. Valls qui dit que la gauche a tourné le dos à la République. Et là, à ce moment-là, je me suis rendu compte que ce qui l'ennuyait ce n'est pas le fait que deux socialistes aient en somme trahi leur camp, mais la crainte que ce soit toute la gauche qui ait bifurqué dans le camp des ennemis de la Nation. L'horreur absolue. L'heure était grave : je lui ai pris d'autorité son chariot à commissions, histoire de le soulager un peu déjà matériellement, et on a obliqué dans une rue tranquille. Je te comprends, que je lui ai dit à mi-voix, et veux-tu que je te dise : tu as bien cerné le problème. La gauche, la vraie, ne tient plus que par des solides comme ceux-là, des Huchon, des Valls, qui tiennent encore haut le flambeau des valeurs de gauche, des solides qui ne connaissent pas la faute morale, prêts à se faire détester par intégrité de conscience. Oui, mon gars, mon ami, tu sens bien que seule la droite peut sauver la gauche, la vraie droite sauver la vraie gauche.

Il était un peu surpris, je dois l'avouer, comme s'il avait plutôt crû que j'allais le rabrouer, et puis comme je continuais dans le même sens, j'ai bien senti qu'il se détendait. Et si je votais Forissier ou Fesneau, tu penses donc que ce serait légitime ? Mais oui, bien sûr que ce serait légitime, que je lui dis, il faut barrer la route à ceux qui font alliance avec les islamo-gauchistes, avec les écolos briseurs de rêves d'enfants et les vieux stals qui n'ont finiront jamais de regretter le communisme. Foreau, Fesnissier, oui, y'a pas mieux pour relever la France, et la région par-dessus le marché.

Dis donc tu te foutrais pas de ma gueule, par hasard ?

Il s'était arrêté d'un coup, alors qu'un gros ramier venait de balancer une fiente sur le capot d'une Mercedes juste devant nous, et je me demande encore si cela a eu un rapport avec ce soudain accès de lucidité qui l'avait saisi.

Quoi, moi, me foutre de ta gueule ? Mais ce sont les autres qui se foutent de notre gueule, Les Bonnier, les Fourneau qui se rabibochent sitôt le premier tour terminé pour nous la mettre profond. Et puis j'ai baissé d'un ton, genre confidence, style secret à glisser dans l'oreille : ce serait pas la première fois, et puis tu sais - j'ai laissé le silence gangréner deux ou trois secondes -, Hitler était de gauche, non ? National-socialiste, non ?

Là, j'ai vu que j'avais frappé peut-être un peu fort. Ça coinçait un peu dans le reptilien.

Eh ben moi qui te soupçonnais d'être anar, il a dit.

Je lui ai remis le chariot dans les mains, j'en avais un peu marre.

Anar de droite, oui. C'est ça que tu es, peut-être bien.

 

 

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20 juin 2021 7 20 /06 /juin /2021 00:58

Ladouelle l'avait vu d'abord sur le trottoir devant la Mie câline. En survêt, polo jaune avec des tâches, pompes usées, des mocassins déjà moches au départ et qui avaient largement fait leur temps. C'est ce qu'il m'a raconté en tout cas et au moment j'y croyais pas. Ça devait être un sosie, un truc dans le genre. Mais pas lui, non, pas lui.

Et puis la semaine suivante, c'est Lambard qui me chope au PMU et qui me dit qu'il l'a vu, lui aussi. Mais qui ça ? L'autre con, il me dit, en train de faire la manche devant le Super U. La casquette pleine de pièces jaunes, fringué comme un romano. Non ? j'ai dit. Si, il a insisté. Et si tu me crois pas, vas-y voir, il était là-bas encore y'a une heure. J'avais autre chose à foutre qu'à aller vérifier des conneries, j'y ai pas été, et j'ai bien vu que Lambard m'a fait la gueule. Je te le dis que c'est Prouvost, il a encore lancé quand je me suis tiré, ma main au feu si c'est pas lui. Et j'ai pensé que Lambard ferait bien de freiner un chouïa sur le pastaga.

Mais je me suis dit merde, et si c'était vrai, et ni une ni deux je suis passé devant le Super U. Il n'y avait personne, pas un mendigot. Ils se foutent vraiment de ma gueule ces cons-là, j'ai pensé, Ladouelle et Lambard, ils ont dû se mettre d'accord pour me monter un charre.

Et paf, deux jours plus tard, c'est Rutard qui s'y met. Je grattais un Banco foireux quand il m'est tombé sur le râble pour m'annoncer qu'il avait surpris Prouvost à la sortie de l'église. Depuis quand tu vas à l'église, toi Rutard ? je lui ai balancé. C'est les autres cons, là, Lambard et Ladouelle, qui t'ont monté le bourrichon ? Il a ouvert de grands yeux, et croyez-moi c'est un exploit pour Rutard d'ouvrir des grands yeux vu la dose de blanc qu'il se met dans le cornet et le quintal de paupières qu'il lui faut soulever. Et voilà qu'il me raconte qu'il emmène sa vieille mère à la messe tous les dimanches, il rentre pas, il attend en face au Bar des Aminches. Il était là à siroter une seize quand il a vu Prouvost se mettre en position, vieux veston râpé, fut en tergal ringard, l'écuelle en fer-blanc, juste à la sortie du grand portail. C'était lui, je te jure.

J'ai ricané. Ton Prouvost, je lui ai rétorqué, je l'ai vu pas plus tard qu'hier dans une Mercedes flambant neuve. Et c'était la vérité. La pure vérité. Et il m'avait pas semblé qu'il était habillé comme un miséreux. Et comme il insistait le Rutard, on a bien failli se mettre sur la tronche. C'est un complot ou quoi, j'ai hurlé, en me retenant pour pas lui balancer un gros pain sur la calebasse.

Et puis le jeudi suivant, en passant  encore une fois devant le Super U, j'en suis pas revenu. J'ai pilé comme un âne et une nénette en Twingo a failli m'emboutir. Il était bien là, en tailleur devant l'entrée du magasin, ce gros lard de Prouvost, déguisé en épouvantail d'Emmaüs, à tendre le bras devant les petites mémés, l'air larmoyant, avec même un petit panneau avec des fautes d'orthographe. Putain, comment il osait ? Où est-ce qu'il l'avait planquée, la Merco ? Et le pire, c'était que des gens crachaient au bassinet, et lui il penchait la tête, bien humble, gentil comme tout. L'enfoiré ! Quand tu savais qu'il possédait une villa à Deauville, un gros portefeuille d'actions et une chasse privée en Sologne, tu avais de quoi t'étonner. Du coup, j'ai un peu regretté les insultes que j'ai envoyées à la gueule de Rutard.

J'étais quand même dégoûté, j'avais envie de lui foncer dessus pour lui dire d'arrêter la comédie. Si ça se trouve, il avait fait un pari avec des copains friqués comme lui, de faire le mendiant pendant tant de jours, on sait plus quoi inventer pour se divertir quand on croule sous la thune.

Il s'est mis à flotter. J'ai pensé qu'il allait se carapater. Simuler le traîne-savate, d'accord, mais même les traîne-savate se font la malle quand ça commence à pleuvoir sévère. Et bien lui, non. Il est resté à se rassouiller jusqu'à la fin de l'averse. Ça m'a mis en rogne, je suis descendu et je suis allé me poster en face de lui. Il était assis, tout dégoulinant, et je lui ai dit : Ça va, Prouvost, tu joues à quoi, là ? Tu crois qu'on t'a pas reconnu ? Et j'ai craché à mon tour dans le bassinet, mais moi c'était un vrai beau molard, bien verdâtre, bien raclé des profondeurs de la gorge.

Il a pas bronché. Une petite vieille me regardait bizarre sur ma droite. Et je me suis senti un peu con tout à coup. Gêné, je sais pas pourquoi, car il ne méritait que ça, ce. Je trouvai plus mes mots, je comprenais plus rien à rien. La vieille a posé un sac à côté de Prouvost. Il y avait des pâtes là-dedans, des conserves, et une tablette de chocolat. Du bio en plus, 75 % de cacao. Prouvost a fait un signe de tête, et la vieille est partie en me lançant un regard noir. Ton chocolat bio, tu sais où tu peux te le mettre, j'ai pensé.

C'est lui qui s'était trempé et c'est moi qui suis tombé malade. Trois jours à délirer. Je cauchemardais, je voyais la vieille qui copulait avec Prouvost à l'arrière de la Merco, Lambard qui faisait un bruit effroyable avec ses mâchoires en croquant du chocolat, Ladouelle qui grattait des Banco bio et gagnait sans s'arrêter, riant d'un rire de plus en plus hystérique tandis que Rutard lui faisait signe de se taire parce que ses rires couvraient les cantiques de la messe.

Quand j'ai émergé du coaltar, et que j'ai pu enfin me propulser jusqu'au PMU pour renouer avec les bonnes vieilles habitudes, j'ai été d'un coup assailli de doutes. Je n'étais plus très sûr d'avoir vu Prouvost, sans doute le gars le plus riche de la ville, faire la manche devant le Super U. Je voyais Rutard, au coin du zinc, lamper son Reuilly sans mot dire, et j'avais scrupule à lui demander si tout ceci était vrai. Il regardait d'un œil las les tirages se succéder sur le grand écran. Et quand Ladouelle est entré, il a à peine sourcillé. Ladouelle m'a serré la main, et m'a dit : Tu sais la dernière ? Non, j'ai répondu. Lambard. Oui, quoi Lambard ? Prouvost lui a donné sa Merco. Lambard ? Il a plus de permis depuis belle lurette, j'ai dit. C'est ce qu'il lui a dit aussi, a repris Ladouelle. M'en fous, a dit Prouvost, si tu la veux pas, je la mets à la décharge. Et il a accepté, Lambard a accepté. Il a dit, ça me fera un super poulailler.

Si ce poulailler déboule dans un de mes cauchemars, je te fais la peau, j'ai dit à Ladouelle.

 

 

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13 juin 2021 7 13 /06 /juin /2021 00:24

Pour donner le change, il détourna une rivière. D'autres auraient choisi un train, un avion, ou un simple autobus, le flingue sur la tempe du conducteur. Non, lui, une rivière. Il aurait pu attendre une crue - certains en profitent lâchement -, la rupture de digues, l'envahissement des prés, la submersion des jardins et des rez-de-chaussée, des garages et des cuisines, mais c'eût été de la préméditation et il agissait d'instinct, mû par une terrible sensation de nécessité : il ne pouvait faire autrement que de donner une autre direction à ces flots qu'il avait considérés d'abord depuis le modeste point de vue d'un pont qu'on disait romain mais qui n'était que médiéval, il avait senti la forte odeur de l'eau venue du haut plateau, verte, feuillée, toute grumeleuse de cailloux roulés par les sabots d'un troupeau de vaches humant l'hiver, ce remugle de loutre qui le faisait frisonner, le renvoyant à des temps trop lointains pour nos mémoires atrophiées.

Il était descendu sur la rive, entendu le cri amer des aulnes qui avaient avant tout le monde pressenti ce qui allait advenir, et il avait donné l'ordre par ce geste qu'il n'avait jamais appris mais qui gîtait au fond d'une très antique colère. Et la rivière le suivit, la rivière quitta son lit et se fondit dans son ombre, obscure cavalerie de tourbillons et de remous, vagues inquiètes, lames emportant dans leur tumulte comme dans une nasse les ombles, les chevesnes, les truites et les ablettes, les nèpes et les libellules, la casquette oubliée d'un pêcheur, les planches pourries d'une barque, la mue froissée d'une couleuvre, les reflets d'une lune cisaillée par la nuit.

Il sortit la rivière de l'ornière de la vallée, monta à l'assaut des collines, sinua sur les crêtes, montrant à ces courants jusque-là timides et contraints comme des biefs, les horizons dont ils étaient comme injustement privés, et c'étaient bien sûr des ravages partout où ils passaient leur langue d'eau noire. Il y eut de fabuleuses batailles comme quand la rivière s'abattit sur les flancs de grandes éoliennes, et que les pales découpaient en pure perte les tentacules de l'hydre qui les enserrait. Son cœur battait à cent-quatre-vingt mais il ne ressentait que son souffle de plus en plus court : il était clair qu'il ne pouvait soutenir longtemps ce rythme fou, aussi dès que l'occasion s'en présenta, il investit la salle de bains d'un pavillon laissé en déshérence et conduisit la rivière à s'écouler tout entière par la bonde d'une baignoire.

Il fut jugé en comparution immédiate et condamné à cinq ans de prison ferme. On prit soin de boucher le lavabo de sa cellule, on ne sait jamais.

 

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6 juin 2021 7 06 /06 /juin /2021 13:12

A Gros Renaldo , fidèle au poste

Tout le monde a vécu des affaires compliquées, des bisbilles qui traînent en longueur et finissent par vous pourrir la vie, des chicaneries interminables qui vous rendent dingue ou vous donnent des envies de meurtre. Vous vous sentez impuissant, le jouet de mécaniques qui vous dépassent, le sujet déboussolé d'un destin pervers. Heureusement, tout cela sera bientôt du passé, car il est maintenant présent parmi nous : lui, le Résumeur.

La preuve qu'il est encore méconnu, c'est cette ligne ondée rouge que le logiciel a tracée sous son nom quand je l'ai tapé au clavier. Le Résumeur n'est pas encore inscrit dans sa base de données, mais gageons que cela ne saurait tarder. Car qui, mieux que le Résumeur, peut venir à bout de ces embrouillaminis où la vie se plaît à nous enferrer ?

Mais qui est-il ce Résumeur ? Un nouvel algorithme ? Une intelligence artificielle ? Non, c'est un homme, en chair et en os. Qui tient seulement à rester anonyme. Non pas parce qu'il a quelque chose à cacher, mais bien parce qu'il n'aurait plus de paix nulle part s'il dévoilait ses coordonnées. Car il est efficace, terriblement efficace : donnez-lui un de ces procès qui défient la raison par le nombre de procédures qu'il a entraîné, la palanquée d'appels, de recours, de renvois pour vice de forme qu'il a charriés comme des alluvions mauvaises, oui, donnez-lui la masse effrayante de paperasses que cela a généré, et laissez-lui cinq minutes. Oui, je maintiens : cinq minutes. Pendant ces cinq minutes, où le Résumeur se retranche sinon dans son bureau (on ne lui en connaît pas) mais dans le recoin le plus secret de son cerveau unique, il dépouille l'affaire, la réduit à l'os, et en extrait non pas exactement la substantifique moelle, selon l'expression consacrée (car ce qu'il atteint par la puissance de sa réflexion tient plus de l'accident que de la substance, du flux que de la matière dure), mais l'émanation la plus saisissante, l'irrévocable figure. Et chacun ne peut que convenir que c'est ça, c'est bien ça. Le Résumeur a tout dit, en quelques mots. Et on n'en revient pas, et les décisions s'enchaînent alors avec la logique la plus commune. Et tout ce qui a précédé, des années parfois de zizanie, se dissipent comme brumes au soleil.

La réputation du Résumeur grandit insensiblement chaque jour. Même sans publicité, il commence à attirer un public nombreux. Un conflit tribal à la frontière du Kazakhstan, qui perdurait depuis la Guerre froide, aurait été déminé par ses soins le mois dernier. Une procédure de divorce opposant depuis douze ans un oligarque russe à son ex-femme, ancien mannequin chez Chanel, aurait été bouclé le temps de siroter un demi à la terrasse du Bruit qui tourne. Et attention, n'allez pas répandre la fausse rumeur que le Résumeur ne travaille que pour les gros bonnets : il a récemment résolu un problème d'expulsion locative pour une famille de Roms. Sans recevoir le moindre honoraire. D'ailleurs le Résumeur ne demande rien, il travaille bénévolement, même s'il apprécie qu'on lui paye une glace à la pistache à chaque dénouement heureux. Le Résumeur est-il donc un philanthrope ? Il s'en défend bien, en tout cas, avouant préférer les chats et les golden retriever à la gent humaine. Ce qui le motive, si ce n'est l'argent ou la gloire ? Un certain bonheur de faire ce qu'il sait faire : résumer, et par-là il veut signifier enclore en quelques mots bien choisis toute la complexité d'un fragment du monde. D'où tient-il ce talent ? Il ne tient pas à le faire savoir. De toute façon, il fuit les journalistes et refuse toute demande d'entretien. Mais il a promis de tenir un de ces jours une conférence de presse. Seule condition : il ne lui sera posé qu'une seule et unique question, à laquelle il s'engage à répondre.

Vous imaginez bien que c'est la foire d'empoigne pour savoir qui sera l'heureux élu.

 

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30 mai 2021 7 30 /05 /mai /2021 00:35

Cette nuit, mon rêve était peuplé de Russes. Rien de bien étonnant en réalité, la veille j'avais lu la moitié d'un récit de voyage dans les montagnes de l'Oural, à la frontière entre Europe et Asie. Néanmoins, il y avait des noms propres dans mon rêve, des noms très précis, des noms russes, mais hélas, je les ai tous oubliés. Sauf un. Kadyrov. Aucun souvenir de ce nom dans le récit de voyage. Une invention ? Pourtant Kadyrov, ça me disait vaguement quelque chose, alors j'ai mis ça dans le moteur de recherche (souvent je trouve ça drôle cette expression de "moteur de recherche", sans doute parce qu'un moteur pour moi ça évoque d'abord un truc huileux, qui vous laisse les pattes pleines de cambouis si vous faites pas gaffe, qui dégage de l'odeur et de la fumée alors que le moteur de recherche, là, le Gougueule, ça fume pas et ça sent que dalle, mais bon, passons, ce n'est pas la question), et j'ai trouvé le Kadyrov. Ce n'est pas jojo. C'est le nom du président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, installé depuis 2007 par Poutine à la tête du pays, et qualifiant Macron, après l'assassinat de Samuel Paty, de chef de file du terrorisme. Vous voyez le genre..

Et pourquoi mon inconscient prend-il la peine de mémoriser le nom de cette belle crapule ? Je vous le demande un peu, même si je sais bien que vous ne me répondrez pas. Parce que, en tout cas, je suis bien certain que je ne me suis jamais dit que ce Kadyrov, il fallait le graver sur le marbre de ma mémoire. il faut se faire une raison :  l'inconscient n'en fait qu'à sa tête. Le bougre doit enregistrer tout un tas de données à votre insu, comme Gougueule ou Facedebouc, pareil, histoire de vous les refourguer un beau jour, ou plutôt une nuit pas forcément très belle, dans un de vos songes, et peut-être faut-il voir dans cette manœuvre une intention secrète, un message à décrypter mais je dois avouer que pour Kadyrov, je ne vois pas, non je ne vois absolument pas.

Depuis, j'ai lu l'autre moitié du récit de voyage, et j'ai beaucoup aimé, même si cela ne m'a pas donné envie d'aller me balader dans ce coin-là, entre Orient et Occident, qui est néanmoins un peu plus accueillant que la Tchétchénie. Mais c'est ça aussi le plaisir de la lecture des carnets de voyage : ils vous évitent le souci fastidieux de vous rendre sur les lieux, dans des chambres d'hôtel où les draps des lits jumeaux n'inspirent pas confiance.

 

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23 mai 2021 7 23 /05 /mai /2021 11:31

Le néo-spiritisme, vous connaissez ? Comment ça, non ? Il faut vous réveiller, mon vieux, vous tenir un peu au courant de l'actualité. Non, ça n'a plus rien à voir avec les tables tournantes, le verre où l'on pose ses doigts et la planche oui-ja, tout ça c'est du folklore pour séries d'horreur cheap. Avec les néo-spirites, on fonctionne avec une application (payante, évidemment), celle de Lana Deckar par exemple, Our Dead Live, la plus connue, de loin. Vous rentrez les données, le portfolio funéraire, ils appellent ça, images, enregistrements de voix du défunt, biographie la plus complète possible, et paf, après avoir rentré le mot de passe, vous entrez dans l'ENPM, l'Espace de Rencontre Post-Mortem, vous visualisez votre proche disparu, nimbé d'une brume lactescente du meilleur effet, et vous lui faites la conversation comme si de rien n'était. Bluffant. Vous n'avez jamais été tenté d'essayer ? Je me demande dans quel monde vous vivez. Mais bon, vous n'avez peut-être pas envie de revoir vos vieux parents ou votre petite nièce emportée par une méningite, alors je vous suggère l'appli de Malicia Kadaré, Famous Dead, où, pour une somme modique, vous pourrez vous entretenir avec quelques macchabées célèbres : Napoléon tient toujours le haut du pavé, mais vous pouvez aussi choisir Victor Hugo, Baudelaire, De Gaulle, Churchill ou Pinochet, pour se marrer un peu. Il n'y a que l'embarras du choix : on apprend en passant que les morts ont le don d'ubiquité : Léonard de Vinci s'est entretenu simultanément avec trois millions d'internautes pour l'anniv de sa mort, et à chacun il tenait un discours différent, et le lascar parle aussi bien l'italien que l'anglais ou le bambara. C'est merveilleux. De l'arnaque ? Comme vous y allez ! Vous devriez faire l'expérience, je vous jure, vous feriez moins la fine bouche. On en connaît qui se gaussaient et qui sont devenus addicts des rencontres avec les morts. Et depuis que le chercheur chilien Santana Castaner a développé son extension tactile multi-plateformes, vous pouvez entrer en communion sensorielle avec le disparu. D'ailleurs pourquoi parler encore de disparu, puisqu'ils ne cessent d'apparaître à la demande ? Bien commode. Le deuil est une rigolade. Bon, j'exagère un peu, mais je vous assure que c'est consolateur de savoir que votre parent atteint d'Alzheimer et d'un cancer généralisé, quasi mutique et grabataire, va vous parler après les funérailles comme si de rien n'était. Les traits reposés, un doux sourire aux lèvres, le regard embué de sollicitude pour vous, pauvre terrien en sursis. Je vous sens un peu ébranlé, quand même ? Vous dites que non, que tout cela n'est qu'une reconstruction savante par une intelligence artificielle ? Vous êtes décidément obtus. Vous préférez le silence des cimetières, la survenue des bons vieux songes ? Libre à vous, je ne vous retiens pas, mais laissez-moi vous dire que votre attitude manque un peu de civilité, pour le moins. Si vous refusez le progrès, n'en dégoûtez pas les autres. C'est du dolorisme, monsieur, que vous prônez, et vous faites reculer l'Indice de Bonheur Collectif de votre ville, de votre région, de votre pays. Ne vous étonnez pas ensuite si la brigade de protection de la joie sociale débarque chez vous, vous l'aurez bien cherché ! Mais il se tire maintenant, ce con, j'y crois pas. Quel péquenot ! Tu peux crever, personne ira te demander ! Tu seras fiché dans l'application Ténèbres, dans la fosse commune de l'oubli numérique, et tu l'auras bien mérité ! Fumier de salaud !

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