Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 23:51

Enfin Ben Maleb vint. D'où sortait-il ? D'un obscur village dont personne n'avait retenu le nom. Qui l'avait propulsé là ? On ne savait pas, on se perdait en conjectures. Comment avait-il gagné une telle audience en si peu de temps ? Mystère et boule de gomme arabique. Il faut s'en tenir au fait : dans ce pays ravagé par la haine, il porta une parole qui était jusque-là inaudible. Possédait-il une éloquence supérieure ? Même pas. Il contrôlait de justesse un bégaiement sévère qui l'avait poursuivi toute sa jeunesse. Avait-il un maître ? Avait-il suivi un enseignement particulier ? On lui trouva une licence de biologie dans une faculté sans prestige, et un poste de remplaçant dans une équipe de basket, pas de quoi fouetter un chat. Et pourtant, il était là, et son existence ne pouvait plus être passée sous silence. Il allait voir les uns et les autres, et sa patience semblait infinie. Certains qui avaient brûlé des nuits à ses côtés confiaient pourtant qu'il parlait peu, qu'il écoutait beaucoup, mais que parfois, à un moment inattendu, il penchait sa tête ou fermait les yeux, ou tendait la main vers son interlocuteur, ou la posait sur son genou, et quelque chose se passait qu'on ne savait pas définir, mais qui soudain donnait comme une autre direction à la conversation, ou plutôt l'élevait à une hauteur inestimable, comme un drone qui tout à coup quitterait un sol de ciment brut pour s'éployer dans l'azur. Et la semaine qui suivait, des terres étaient rendues, des expropriations étaient suspendues, des maisons restituées. Sans contrepartie. Un vieil homme mourut au pied d'un olivier qu'il n'avait jamais cru revoir.

On cria bien sûr à la manipulation, des menaces furent proférées, des attentats furent perpétrés, auquel il échappa. Par miracle ? Non, ou alors il faut appeler miracle ces informations de dernière minute qui le détournaient par bonheur de la ruelle fatidique ou du poignard du fanatique. A la violence qui habitait les êtres il opposait comme une autre violence : celle du calme qui semblait émaner de chacun de ses gestes, et les extrémistes se consumaient par les extrémités. Il était comme un miroir qui renvoyait le feu ardent de leur haine. Il en sauvait certains en leur donnant à boire une eau nouvelle. Et c'était comme une pluie dans un désert, des murs se lézardaient sous le déluge, des brèches s'ouvraient dans les grillages de barbelés, des champs reverdissaient et c'étaient des accolades joyeuses qui secouaient longtemps les épaules.

Jamais pourtant il ne prononça ce mot qui affleurait à toutes les lèvres, comme si de le proférer eût mis fin au rêve éveillé que chacun vivait. Les journalistes, les politiciens, les sommités religieuses l'y poussaient plus ou moins fermement, mais il ne bronchait pas, il montrait comment faire une sculpture d'une AK-47 bien huilée, comment faire des anciennes cartes criblées d'enclaves les portulans d'une navigation nouvelle, comment libérer les sources et partager les puits avec la grive et le lézard.

Il mourut paisiblement, à l'aube d'une nuit un peu trop froide pour son cœur fatigué. Les médecins qui l'auscultèrent alors s'étonnèrent qu'il ait pu vivre si longtemps avec un organe si faible. Il avait vécu du cœur des autres, déclara une femme de son village qui l'avait toujours suivi, toujours il s'était réchauffé à leurs braises. C'était à eux maintenant, dit cette femme au regard mélancolique, qu'il appartenait de ne pas laisser mourir la flamme.

Partager cet article
Repost0
8 mai 2021 6 08 /05 /mai /2021 23:46

Il était devant moi à la boulangerie, ce dimanche matin. Depuis combien de temps ne l'avais-je pas croisé dans le bourg ? Croisé n'est pas le mot qui convient car il impliquerait que nos chemins se soient rencontrés, et ce n'était pas le cas, cela n'avait jamais été le cas, pensai-je, disons simplement, beaucoup plus justement, que je l'avais aperçu. Et que cela n'avait jamais constitué un événement, jamais été quelque chose que j'aurais eu l'idée de rapporter, parce que cela n'aurait intéressé personne, car qui, dans ce bourg de mon enfance et de ma jeunesse, s'intéressait à J. ? Son existence, dont je n'avais donc conscience que par intermittences, me restait une énigme, bien que le mot soit bien fort pour qualifier cette sorte de questionnement qui me venait parfois dans les rares occasions où je l'apercevais. Et pourtant, il fut un temps lointain maintenant où nous eûmes quelques contacts, même si la mémoire de ce qui avait conduit à ces contacts s'est perdue corps et bien. Je me souviens encore de l'avoir accompagné sur une brocante, avec B., dont je ne sais plus s'il avait déjà traversé les crises de schizophrénie qui l'amenèrent par exemple à sortir dans la rue une grande pendule sur l'épaule, avec qui il discutait ferme. Il vendait des livres, une partie de ceux qui garnissaient les rayonnages de l'ancien magasin de vêtements de ses parents, à l'enseigne de L'Habit Moderne, car il y eut certainement un temps fabuleux où la boutique était à la pointe du progrès, au plus près de la mode des grandes villes. Et je n'oubliais pas qu'il avait été professeur de français.  Brièvement, car il avait, semble-t-il, été rapidement débordé par les élèves, bien qu'il n'eût pas été exilé dans un collège de banlieue sensible, non, il avait exercé dans le collège du bourg, à quelques centaines de mètres de la boutique natale, mais cela n'avait pas suffi. Il avait rendu son tablier au bout d'une année scolaire et jamais il ne retenta l'aventure, mais il avait le goût des lettres (bien que je n'ai pas souvenir d'une seule conversation littéraire). Oui, nous avions partagé quelques moments, et puis nous nous étions perdus de vue, et depuis si longtemps maintenant qu'à cet instant, à la boulangerie, alors que j'attendais mon tour derrière lui, j'hésitai un court instant puis renonçai à le saluer, à lui signaler mon existence. Un peu plus tard, y repensant, je me suis avisé qu'il ne devait plus être loin des soixante-dix ans, mais c'était comme s'il n'avait pas vieilli, ou peut-être était-il déjà vieux dans le temps où je l'avais connu. Pantalon de tergal tombant sur les souliers fatigués, chemise terne et petit gilet beige, lunettes rectangulaires à fine monture, il était tel que dans mon souvenir, immuable.

Un mot s'imposa à moi : ombre. Il était une ombre, et comme une ombre il était visible, mais comme une ombre sa réalité était mal discernable. Qui s'inquiétait de lui ? Peut-être avait-il un frère ou une sœur qui avaient quitté le bourg depuis belle lurette et revenaient une fois l'an par une sorte de coutume lasse ? Personne, jamais, ne me parlait de lui, et il avait traversé la vie transparent à ses congénères. Combien étaient-ils ainsi, à vivre sourdement, à bas bruit, juste reconnus des commerçants qui savent vos habitudes, quel genre de pain vous préférez, oui, comme ça, un bâtard pas trop cuit, vous payez avec la carte ? sans contact ? Sans contact, oui, et ils repartent, et ils ne vous ont pas vu, ou peut-être que si, mais ils n'ont pas osé vous aborder, ont fait comme si de rien n'était, de la même manière que vous, qui allez les oublier dans la minute qui suit, car on a bien assez de ses soucis pour ne pas se charger de ceux des autres, et puis quoi leur dire, vous prenez peur devant l'immense ennui qui semble s'attacher à leur personne, le tas de poussière qu'il faudrait soulever pour trouver quelque relief de vie. Une honte légère vous saisit qui n'aura pas le temps de se condenser en remords.

Partager cet article
Repost0
2 mai 2021 7 02 /05 /mai /2021 15:26

J'avais appris, un peu par hasard, la nouvelle de la mort de la mère de T. Je pus me rendre aux obsèques, prévues dans trois jours, étant en vacances cette semaine-là. Je me garai près de la place aux tilleuls, à l'endroit exact où je me garais si souvent à l'époque où nous hantions le café qui faisait l'angle avec la rue des Fossés Saint-Antoine. Avant de descendre à l'église par la rue Grande, j'allai pisser dans ces vespasiennes semi-enterrées, peintes en blanc et recouvertes à la belle saison de grosses jardinières de géraniums, où Micheline, la tenancière du café, envoyait les clients, de l'autre côté de la rue, car elle se refusa le plus longtemps possible à faire faire des toilettes publiques chez elle. C'était comme un pèlerinage que de descendre les quatre marches qui menaient aux trois pissoirs de céramique blanche. Il s'était mis à pleuvoir, et cela renforçait l'impression de tristesse que j'éprouvai ensuite à parcourir la longue rue autrefois si animée et qui maintenant n'était plus qu'une enfilade de boutiques décaties, le plus souvent à vendre. Deux amis ne tardèrent pas à me rejoindre, avec qui je m'installai au fond de l'édifice, au mépris des consignes sanitaires qui voulaient qu'il n'y eut pas plus de deux personnes par banc. La cérémonie commença, menée par une dame aux cheveux gris (les curés se faisaient trop rares dans le canton) dont la bonne volonté manifeste trébuchait sur les aigus des cantiques dont l'office était comme de coutume entrelardé. Fort heureusement, T. et sa sœur prirent la parole et tracèrent, chacun dans son style, un portrait émouvant d'Hortense, leur mère que je n'avais jamais vue. Je ne savais même pas qu'elle s'appelait Hortense, alors qu'il me semblait que je savais depuis toujours que son père se nommait Louis, et c'est dans cette même église que quinze ans plus tôt, nous avions assisté à ses obsèques, après qu'il fut emporté en quelques mois par un cancer foudroyant, l'année qui suivit celle de sa retraite. Il apparaissait, à entendre la courte biographie déployée par la sœur de T., que ce devait être le destin d'Hortense que d'affronter la mort prématurée des hommes de sa vie : son propre père avait succombé à la tuberculose, à cinquante ans à peine, peu de temps avant la découverte du traitement de la maladie par la streptomycine. Mais, à entendre encore la sœur de T. et T. lui-même, un peu après, dans l'intervalle de deux cantiques asthmatiques, cela n'avait jamais altéré durablement sa joie de vivre, et son attention généreuse à celles et ceux qui lui restaient, ses enfants et petits-enfants, et jusqu'aux touristes qu'elle accueillait dans sa maison dont une partie avait été transformée en chambres d'hôtes. Et, de leurs mots simples, qui ne cherchaient pourtant pas à émouvoir, le frère et la sœur faisaient monter l'image d'une personne que l'on eût aimé connaître.

Invités à partager une collation après la cérémonie, dans la propre maison d'Hortense, nous nous rendîmes pour la première fois dans ce grand pavillon dissimulé derrière les entrepôts d'un marchand de vins et d'alcools divers, noyé dans la verdure mouillée d'un jardin rempli d'arbres fruitiers. Comme dans l'église, nous n'étions pas très nombreux, à cause de la pandémie sans doute mais aussi parce qu'Hortense et Louis n'étaient pas de la région, et que leur propre famille n'avait certainement pas pu venir de leur Bretagne natale. La pluie ayant à peu près cessé, nous continuâmes de discuter sur la large terrasse, un verre de rouge ou de blanc à la main. T. était content que nous soyons venus, et remplissait nos verres avec alacrité. Et j'en déduisais qu'Hortense lui avait légué son enthousiasme, cette spontanéité qui l'avait parfois desservi mais qui, au bout du compte, à l'extrémité d'une vie, se révélait un don précieux. Un petit oiseau à tête noire vint se percher sur la rampe de la terrasse, que je ne sus identifier, mais que je signalai à l'intention de ceux qui étaient là. C'était comme s'il était venu écouter notre conversation qui avait alors dérivé loin des afflictions de l'heure. Il retourna se perdre dans les buissons avant de revenir se poser quelques instants plus tard presque au même endroit.

Tard le même soir, je reçus un message de la sœur de T. Elle avait reconnu l'oiseau : c'était une mésange nonnette. Je lus sur Wikipedia que l'oiseau est peu farouche et très curieux, mais aussi que "les conjoints restent fidèles l'un à l'autre et aussi à leur territoire, qu'ils continuent d'occuper pendant l'hiver". Je songeai que c'était peut-être un signe, mais je n'aurais su dire de quoi.

Partager cet article
Repost0
25 avril 2021 7 25 /04 /avril /2021 23:40

Lu aujourd'hui dans le Carnet de notes, 2016-2020,  de Pierre Bergounioux (Verdier, 2021) :

"Ma 6.2.2018

Levé à six heures et demie. J'écris quelques lignes sur l'herbe des rues à laquelle deux anciennes étudiantes consacrent un travail puis commence Le Postmodernisme de Jameson.

C'est à midi, aux informations, que j'apprends le décès de Mathieu Riboulet. La nouvelle me laisse hébété, atterré. Mais il était de 1960 ! J'aurais pu l'avoir comme élève. Il ne devait pas mourir encore. "Il y aurait eu le temps pour un tel mot." Et il a rejoint la foule des ombres qui m'environne et grandit sans cesse. J'espérais, envers et contre tout. Nous finirions par nous retrouver en Creuse ou en Corrèze et cela n'aura plus lieu. C'est donc en août que nous nous serons vus pour la dernière fois. Il allait partir pour Bordeaux où il a trouvé sa fin. Le faire-part de Serge, en soirée, m'apprend qu'elle a été rapide. Il a été emporté en trois jours. Me revient la réponse de César à qui lui demandait quelle mort il jugeait préférable : "La plus courte." " (pp. 448-449)

 

 

 

Partager cet article
Repost0
25 avril 2021 7 25 /04 /avril /2021 07:07

Je ne l’ai pas très bien connu. Qui peut d’ailleurs se vanter d’avoir bien connu Philippe Groin ? Même au temps où il fréquentait assez régulièrement le bar où nous avons usé notre jeunesse, il restait une énigme pour tout le monde. Ne se mêlant qu’à peine aux conversations, buvant sec le 51 presque sans eau, il nous était à peine sympathique. Les filles s’en méfiaient alors même qu’il n’a jamais rien tenté pour les séduire. Si, une nuit de 1er mai, il a posé sa main sur le sein de Sylvie Bonnin. Une fille réservée, qui venait dans notre antre pour la première fois. Et qui n’est jamais revenue, du coup. Pas une grosse perte, mais quelle mouche avait piqué Philippe Groin ? A vrai dire, on avait bien rigolé sur le coup, ç’avait été si surprenant, si incongru de sa part, cette main sur le nichon rebondissant de cette pauvre fille, qu’on l’avait même pas engueulé, même les autres nanas, qui avaient ri comme nous, comme des bossues. Et puis lui aussi il avait fini par rire, Philippe Groin, d’un drôle de rire, qui dérapait comme un bobsleigh fou dans les aigus, un rire de dingue, avait dit Claire un peu plus tard, alors qu’il avait foutu le camp, discrètement comme il faisait toujours, dans son R5 turbo (enfin c’était juste un autocollant qu’il avait foutu sur la carrosserie, c’était pas une vraie turbo). Il conduisait vite, trop vite, personne voulait jamais monter avec lui. Il insistait pas. Il nous suivait parfois en boîte, mais c’était visible qu’il s’emmerdait ferme. Et puis du jour au lendemain, il a disparu. On a constaté, et puis c’est tout, il ne manquait à personne.

Et puis voilà, dix ans plus tard, qu’il fait la une de l’Écho. Pour un viol sordide ? une sortie de route calamiteuse ? un braquage de Crédit Agricole ? Je t’en fous. Le Groin, costard cravate, entre sous-préfète et député-maire, sourire étincelant. Président des Donneurs de sang pour toute la région. T’as vu ça ? j’ai dit à Claire, en lui mettant le canard sous le nez. Il y en a qu’ont mal tourné, qu’on aurait pas cru, mais lui, ah lui, c’est l’inverse, j’aurais pas parié un kopeck. Arrache ça de là, qu’elle m’a dit, tu vas me renverser ma binouze. Dis, t’es passé à Pôlemploi, comme ils t’ont demandé ?

Ah ben non, du coup j’ai oublié... tu te rends compte, ce con-là qu’alignait pas trois mots dans une soirée. Il a même pas perdu trop de cheveux, on dirait. Regarde… Et puis là, je l’ai renversée la binouze, et on s’est bien pris la tête avec Claire.

Je n’ai rien de plus à dire sur Philippe Groin.

Partager cet article
Repost0
19 avril 2021 1 19 /04 /avril /2021 14:39

Extrait d'un entretien du cinéaste Arnaud Desplechin avec Sylvain Bourmeau, dans la revue en ligne AOC (réservé aux abonnés).  Desplechin est né le 31 octobre 1960 à Roubaix.

"J’aime énormément Le Rouge et Noir… mais je n’ai plus l’âge pour sélectionner ce livre. Je vais donc vous asséner une lecture brève de la Vie de Henry Brulard, dans une édition magnifique, la bonne édition qui comprend tous ses repentirs, le roman étant resté inachevé. De lire Stendhal se relisant… cela me rendait fou de joie. Contrairement à Flaubert, il s’irritait de compter 12 pieds dans une phrase ! Il notait un point d’exclamation au crayon dans la marge, comme s’il se disait « Oh la honte ! »… Il se corrigeait en rajoutant un « donc » ou un « et » ou il coupe pour arriver à onze parce que, sérieusement, on n’écrit pas en alexandrins ! Ce refus de la pompe chez Stendhal en fait l’un des écrivains de langue française que j’admire le plus. Pas le plus, c’est pas vrai mais je ressens de la fraternité envers lui, comme avec « L’homme aux rats». Et je suis en train de lire sa correspondance qu’un ami m’a offert dans une très belle édition, et je sais comment il pense… Il a d’autre part écrit ce tout petit essai, Racine et Shakespeare. Je n’ai pas fait d’études, je voyais le théâtre comme appartenant à la bourgeoisie et je n’ai jamais rien compris à Racine… contrairement à Shakespeare. Et Stendhal il était comme ça. J’ai vraiment infiniment aimé cet homme. Je me suis d’ailleurs rendu compte avec stupeur, pendant le confinement, que j’ai eu 60 ans et que j’avais désormais dépassé l’âge de Stendhal à sa mort. J’ai éprouvé à cette pensée un sentiment très étrange, inconfortable, qui m’a rappelé le tout début de cette œuvre et son appareillage de notes."

 

Partager cet article
Repost0
18 avril 2021 7 18 /04 /avril /2021 00:28

Un des seuls livres que j'ai abandonné au bout de quelques pages, pour ne plus jamais y revenir, fut le premier livre que j'ai acheté, avec mes petits sous de collégien, à la Maison de la presse de la petite ville que nous habitions. Pour la première fois de ma vie, j'étais seul dans cette boutique qui avait un maigre rayon librairie et je suppose, car un demi-siècle a presque passé, que je devais me réjouir intérieurement de posséder bientôt un de ces livres dans lequel je pourrais m'immerger pendant quelques heures ou quelques jours, mais je n'avais aucun titre précis en perspective, aucun auteur en vue, juste cette pure envie de lecture comme plantée là devant les tourniquets où étaient disposés les livres de poche, les seuls que ma bourse pouvait s'offrir alors. Me voyant manipuler cette ferraille légèrement grinçante, il se trouva que la libraire, non, elle ne mérite pas ce nom, disons la boutiquière, la tenancière du lieu, Madame R., dont l'apparence tenait plus de Tartine que de Marylin, s'approcha de moi et me demanda ce que je cherchais. Un livre bien évidemment, pauvre pomme, mais il m'était bien difficile d'en dire plus. Enfin, je finis par annoncer timidement que j'aurais voulu un livre plutôt "rigolo". Qu'à cela ne tienne, c'était plus qu'il lui en fallait pour me conseiller. Un ou deux tours de tourniquet et elle me sortit avec grande assurance L'idiot de la famille, un pavé de 439 pages de Marguerite Kennedy (renseignements pris sur le net pour les besoins de la cause, car le nom de l'auteur, par exemple, je n'ai jamais voulu le retenir). Il me semble que je n'étais pas absolument convaincu mais je n'osai pas alors récuser le choix de la dame,  je donnai mes sous et repartis avec la chose.

Amère déception : non seulement ce livre n'avait rien de rigolo, mais il était d'un ennui mortel. Peut-être suis-je injuste, et que je lirai ce livre aujourd'hui avec intérêt, mais à l'époque il me tomba des mains, et suscita une colère noire : j'avais été abusé. Il était clair à mes yeux que la rombière n'avait jamais lu l'ouvrage et qu'elle avait choisi sur la seule foi du titre : l'idiot de la famille devait sûrement dans son esprit étroit laisser présager de belles bosses de rire, à l'instar de l'idiot du village qui fait marrer les copains de bistrot. J'eus plus tard confirmation de l'inculture crasse qui présidait dans la famille (j'entendis son gendre, qui avait repris l'affaire avec sa fille, déclarer à un client qui espérait un renseignement sur un bouquin en vitrine : "Si vous croyez qu'on a le temps de lire !" - et je vous prie de croire qu'il n'y avait aucun second degré dans la phrase).

Cela me fut tout de même une belle leçon : désormais je n'ai plus jamais accepté que l'on dicte mes choix en matière de littérature. Je fis mon chemin en solitaire. Quitte à me tromper, je n'avais qu'à moi à m'en prendre. Parfois, dans une librairie où je suis inconnu (les autres ont compris qu'il fallait me laisser tranquille), un employé diligent et parfois même fort souriant s'approche et me glisse un : "on peut vous renseigner ?". Comme je suis d'un naturel policé, je réponds non merci, mais j'ai envie de mordre.

 

Partager cet article
Repost0
11 avril 2021 7 11 /04 /avril /2021 07:07

Elle avait la main verte, c'est ce qu'elle m'avait dit en souriant dès le premier jour de notre rencontre. Un drôle de sourire quand j'y repense, avec un rien de malice derrière. Et puis elle avait repris sa pinte de Goudale et on avait trinqué, la nuit allait être longue et lumineuse. Un mois plus tard, elle quittait son studio pour vivre avec moi dans la petite maison que ma tante m'avait léguée avant de se décider à finir ses jours dans une maison de retraite huppée avec piscine intérieure, mais passons ces détails sans importance, l'important c'était elle, la fille à la main verte, qui débarqua avec son Ficus benjamina, son Yucca et ses deux bonsaïs, ce qui ne me dérangea aucunement sur le moment car je ne possédai guère qu'un laurier-rose chétif et deux ou trois pots de géraniums dégénérés.

Le jardin derrière la maison était en friche depuis des années. Ma tante avait tenté de l'engazonner sans beaucoup de succès. Passant son temps en cures diverses et en voyages organisés à l'autre bout du monde, elle se souciait peu de ces quelques ares de terre qu'elle disait parfois abandonner joyeusement à la gent taupière. Ma nouvelle amie découvrant cet espace délaissé s'enthousiasma : elle allait en faire un nouvel Eden. Les quelques outils rouillés qu'elle trouva dans la cabane attenante ne la découragèrent pas de se lancer illico dans l'aventure potagère. Je prenais plaisir à contempler sa belle énergie, que je nourrissais de mon côté par de fréquents passages à Jardiland. Le cadeau que je lui fis d'une grelinette à cinq dents en acier trempé la ravit plus que les boucles d'oreille en argent offertes pour son anniversaire.

Et de fait, deux mois plus tard, le jardin était méconnaissable, tandis que les pièces de la maison étaient envahies de plantations en godets. Des massifs de fleurs émergeaient soudain du néant, et si mon métier de commercial me contraignait à découcher pendant une semaine entière, à mon retour c'était, avec l'ardeur retrouvée du printemps, une explosion végétale presque inquiétante. Car enfin, cette glycine qui se déployait au-dessus de la tonnelle, je n'en avais aucun souvenir du temps de ma tante. Sans doute suis-je peu observateur des phénomènes naturels, mais peut-on oublier la présence de trois poiriers de belle taille juste à côté de la cabane aux outils ? La main verte, me répétait-elle, ne s'arrêtant que pour enfiler un bock de Duvel (nous avions gardé cette habitude de nos débuts d'une forte consommation houblonnière).

En six mois, la maison, embellie par une vigne vierge qui avait pris à l'automne ses plus belles teintes d'ocre et de cinabre, tenait plus de la serre que du pavillon de banlieue. Des haies vives nous cachaient maintenant des propriétés voisines, et des grossistes passaient chercher chaque jour de lourds cageots de tomates. Un carré d'herbes aromatiques exhalait de frais parfums médiévaux, que ma fée à la main verte traduisait en poèmes sur son cahier de bord qu'elle tenait  chaque jour fidèlement, mais où je n'avais pas droit de regard.

Un stage d'entreprise me tint un mois entier à six cents kilomètres de la maison. Je revins avec l'hiver, et  la découvris au fond du lit, fiévreuse, tremblante, agitée de cauchemars. Elle était allée trop vite, me dit-elle, beaucoup trop vite, elle n'avait pas eu la patience, elle avait précipité les cycles immémoriaux et en payait le prix par son épuisement prématuré. Elle souriait encore de ses lèvres trop tôt fanées. Les médecins parlèrent de tuberculose foudroyante. Je répandis ses cendres au pied des trois poiriers comme elle me l'avait demandé. Au prochain printemps, ils donneront peut-être leurs premiers fruits.

 

Partager cet article
Repost0
8 avril 2021 4 08 /04 /avril /2021 15:42

Vu hier soir ce film d'Ozu qui me faisait signe à la médiathèque.

En cherchant ensuite à en savoir plus long, j'apprends qu'il est sorti en 1960. Trois ans plus tard, Ozu mourait dans sa soixantième année.

Il y a de bonnes scènes de tasonnerie nipponne, qui ne sont pas sans rappeler certains dessins...

Extrait du célèbre Monsieur Tason tombe dans une embuscade.

 

Partager cet article
Repost0
4 avril 2021 7 04 /04 /avril /2021 07:07

C'est à l'occasion de la treizième allocution solennelle de Macro à la télévision que l'on commença à se douter que quelque chose décidément ne tournait plus rond dans le pays. Il y avait la crise bien sûr qui perdurait au-delà de toute mesure, mais par-dessus le marché un nouveau bâton s'était comme faufilé dans les roues de la réalité. Pour en revenir à ce mercredi fatidique où une fois de plus trente à quarante millions de Français étaient suspendus aux lèvres du Jupite, tout le monde fut surpris par deux ou trois phrases que celui-ci ne parvint jamais à finir. Il était en direct, et malgré l'aide du prompteur, il n'alla pas au bout de son propos, ce qui ne lui ressemblait pas. C'est peu dire que les réseaux sociaux s'emparèrent de ces deux ou trois bévues : on se gaussa abondamment, c'était de bonne guerre. Le premier ministre intervint le lendemain au Parlement, mais lui aussi, Caste, eut comme une panne linguistique et une partie de son intervention se termina en eau de boudin. Pour être juste, la réplique de Jean-Lu Mélencho, qui se voulait cinglante, fut aussi marquée, à la grande surprise du tribun lui-même, peu habitué à un tel mélange de pinceaux, par un bafouillage peu digne d'un admirateur du grand Hug.

Marin Le Pe crut pouvoir profiter de l'impair, mais son discours vira à la farce quand elle perdit les pédales en s'arrêtant au beau milieu d'une proposition subordonnée acrobatique. Darmani et Schiapp, interrogés à la sortie de l'hémicycle, furent pareillement incapables de boucler le moindre laïus un peu cohérent. Les éditorialistes en firent des gorges chaudes avant de sombrer eux-mêmes dans le ridicule : Christoph Barbie, Pasca Prau, Natach Polon, Eri Zemmou, pas un, pas une qui ne trébuchât dans son exercice oratoire. Il fallut bien se rendre à l'évidence, une nouvelle pandémie se répandait comme la peste, un virus langagier extrêmement contagieux qui attaquait les fins de phrase avec une particulière sévérité.

Les "élites" n'étaient pas les seules bien sûr à subir le phénomène : toute la population était sujette au même mal. Les symptômes étaient toujours les mêmes : on commençait à s'exprimer, tout semblait normal, rien dans la bouche ne paraissait obstruer la voix, et puis tout à coup c'était le vide. Plus rien ne sortait. Jusqu'à ce qu'on se décide à formuler une nouvelle phrase. Au début cela se manifestait de-ci de-là, une phrase sur vingt ou trente, et puis ça s'accélérait, la fréquence des ruptures augmentait, et plus on les redoutait plus elles se manifestaient. Les phrases contaminées étaient comme des flèches tendues vers l'azur mais qui retombaient piteusement à quelques mètres dans le caniveau. Didie Raoul proposa une explication et un traitement mais il ne put aller au bout de son intervention.

A l'étranger les choses n'allaient pas mieux : Donal Trum attaqua Jo Bide sur sa gestion de crise mais un collapse linguistique le terrassa au bout de cinq minutes. Les théories du complot s'en trouvèrent revivifiées, et d'aucuns virent dans cette nouvelle catastrophe les prémices de l'apocalypse : le Verbe, qui autrefois selon les Écritures s'était fait chair, se décharnait inexorablement. Il avait habité parmi nous, et nous avions vu sa gloire, mais tout ça c'était du passé. Miche Onfra n'avait pas de mots assez durs pour stigmatiser cette décadence.

A l'heure où j'écris ces mots, aucune issue ne semble discernable. De nouveaux variants ont été détectés qui semblent attaquer d'autres parties du langage. Certaines personnes se réveillent soudain incapables d'articuler la moindre préposition, et il semblerait que le virus s'en prenne maintenant l'écrit, et il est redouter que plus aucune expression littéraire ne soit bientôt possible et si jamais cette sorte vérole infecte autres secteurs la grammaire, je crois bien que nous serons foutus, et ce n'est pas Macro qui

Partager cet article
Repost0