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15 mai 2021 6 15 /05 /mai /2021 23:51

Enfin Ben Maleb vint. D'où sortait-il ? D'un obscur village dont personne n'avait retenu le nom. Qui l'avait propulsé là ? On ne savait pas, on se perdait en conjectures. Comment avait-il gagné une telle audience en si peu de temps ? Mystère et boule de gomme arabique. Il faut s'en tenir au fait : dans ce pays ravagé par la haine, il porta une parole qui était jusque-là inaudible. Possédait-il une éloquence supérieure ? Même pas. Il contrôlait de justesse un bégaiement sévère qui l'avait poursuivi toute sa jeunesse. Avait-il un maître ? Avait-il suivi un enseignement particulier ? On lui trouva une licence de biologie dans une faculté sans prestige, et un poste de remplaçant dans une équipe de basket, pas de quoi fouetter un chat. Et pourtant, il était là, et son existence ne pouvait plus être passée sous silence. Il allait voir les uns et les autres, et sa patience semblait infinie. Certains qui avaient brûlé des nuits à ses côtés confiaient pourtant qu'il parlait peu, qu'il écoutait beaucoup, mais que parfois, à un moment inattendu, il penchait sa tête ou fermait les yeux, ou tendait la main vers son interlocuteur, ou la posait sur son genou, et quelque chose se passait qu'on ne savait pas définir, mais qui soudain donnait comme une autre direction à la conversation, ou plutôt l'élevait à une hauteur inestimable, comme un drone qui tout à coup quitterait un sol de ciment brut pour s'éployer dans l'azur. Et la semaine qui suivait, des terres étaient rendues, des expropriations étaient suspendues, des maisons restituées. Sans contrepartie. Un vieil homme mourut au pied d'un olivier qu'il n'avait jamais cru revoir.

On cria bien sûr à la manipulation, des menaces furent proférées, des attentats furent perpétrés, auquel il échappa. Par miracle ? Non, ou alors il faut appeler miracle ces informations de dernière minute qui le détournaient par bonheur de la ruelle fatidique ou du poignard du fanatique. A la violence qui habitait les êtres il opposait comme une autre violence : celle du calme qui semblait émaner de chacun de ses gestes, et les extrémistes se consumaient par les extrémités. Il était comme un miroir qui renvoyait le feu ardent de leur haine. Il en sauvait certains en leur donnant à boire une eau nouvelle. Et c'était comme une pluie dans un désert, des murs se lézardaient sous le déluge, des brèches s'ouvraient dans les grillages de barbelés, des champs reverdissaient et c'étaient des accolades joyeuses qui secouaient longtemps les épaules.

Jamais pourtant il ne prononça ce mot qui affleurait à toutes les lèvres, comme si de le proférer eût mis fin au rêve éveillé que chacun vivait. Les journalistes, les politiciens, les sommités religieuses l'y poussaient plus ou moins fermement, mais il ne bronchait pas, il montrait comment faire une sculpture d'une AK-47 bien huilée, comment faire des anciennes cartes criblées d'enclaves les portulans d'une navigation nouvelle, comment libérer les sources et partager les puits avec la grive et le lézard.

Il mourut paisiblement, à l'aube d'une nuit un peu trop froide pour son cœur fatigué. Les médecins qui l'auscultèrent alors s'étonnèrent qu'il ait pu vivre si longtemps avec un organe si faible. Il avait vécu du cœur des autres, déclara une femme de son village qui l'avait toujours suivi, toujours il s'était réchauffé à leurs braises. C'était à eux maintenant, dit cette femme au regard mélancolique, qu'il appartenait de ne pas laisser mourir la flamme.

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commentaires

G
Résumé :<br /> Drôle de théorie selon laquelle prononcer « Tason » mettrai fin au rêve.
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