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8 octobre 2017 7 08 /10 /octobre /2017 07:07

Quand il ouvrit les yeux pour la première fois, il se crut revenu dans le Massachusetts, mais un Massachusetts d’autrefois, avec cette cabane qu’il avait construite avec le grand-père au revers de la colline, perches entrecroisées puis recouvertes d’écorces de bouleaux, et au sol des branchettes de sapin, du beau travail, et quand les nuages s’étaient vidés comme des outres sur le pays après une semaine de canicule, le grand plaisir que ç’avait été de rester là-dessous et d’entendre la pluie crépiter sur l’écorce, impuissante à se forcer un passage, et oui, il lui sembla être à nouveau dans ce temps-là, et puis il retourna au sommeil car son corps n’avait remonté qu’une partie du versant de la vie, et il lui fallait encore du repos, mais quand il se réveilla à nouveau, il vit un visage penché sur lui et ce n’était pas celui du grand-père, raviné, rugueux et désertique, c’était le visage frais d’une jeune femme lisse comme un galet du fleuve, un visage qu’il ne connaissait pas et dont il n’était pas très sûr qu’il ne fût pas l’émanation d’un rêve, aussi ferma-t-il les yeux comme pour aller vérifier si la même image n’existait pas à l’intérieur et quand il les rouvrit, sans savoir si c’était trois secondes, trois heures ou trois jours plus tard, le clair visage avait cédé la place à une pomme flétrie qui lui parla aussitôt en une langue inconnue, en lui prenant les épaules comme pour le supplier de ne pas s’agiter.

 

Il fallut plusieurs jours à Jim Longhorn pour réaliser pleinement sa situation, comprendre qu’il avait été recueilli en plein délire par des paysans laotiens qui l’avaient conduit jusqu’à leur village et confié à Sengdala, la vieille chamane. Sa petite-fille, Onesa, venait souvent l’aider, à préparer par exemple les bouillons de plantes glanées dans la forêt qu’on le forçait à boire et qu’il vomissait souvent, mais c’était bon aussi, paraissait-il, la fièvre chaque jour reculait. Il avait fini aussi par comprendre qu’il s’en était fallu d’un cheveu qu’on ne l’abandonne à son triste sort, que des disputes avaient éclaté et qu’une partie de la communauté restait hostile à sa présence. On savait que des villages ayant hébergé des soldats américains blessés avaient été incendiés et des habitants fusillés ou battus à mort, le Vietcong n’avait que faire des frontières, Laos ou pas, il exerçait sa terreur sur la population. Jim comprit aussi que c’est sa peau brune de Sioux, qui lui avait tellement nui jusque-là, qui cette fois l’avait sans doute sauvé : tous ses vêtements avaient été brûlés, et, revêtu de la tenue locale, il pouvait faire illusion.

 

Quand Jim ouvrit les yeux pour la première fois, de l’autre côté du monde un homme allait bientôt les fermer pour toujours. Ernesto Che Guevara, cerné avec son groupe famélique de guérilleros par plusieurs milliers de soldats boliviens, est capturé près du village de La Higuera et assassiné dans l’école le lendemain sur ordre du président Barrientos. Le Che appelait de ses vœux un embrasement général du continent américain : « Deux, trois, plusieurs Vietnams ». Ironie du sort, ce sont des instruc­teurs, des gringos venus du Laos qui ont formé le bataillon de rangers boliviens venu à bout des maquisards.

 

Il raconta un soir à Onesa comment il avait un matin retrouvé sa cabane détruite, les perches dispersées, les écorces calcinées, le sol jonché d’étrons. La rage, le désespoir qui l’avaient saisi, le couteau qu’il avait glissé dans sa poche en partant à l’école le lendemain et que le grand-père lui avait retiré sans ménagement. Comment avait-il su ? Jamais il ne lui en reparla. Onesa écoutait sans comprendre les mots qu’il employait, mais elle posa sa main si fraîche et si menue sur celle de Jim, et il sentit sa haine refluer. Les étincelles du feu de camp montaient lentement dans l’obscurité.

 

Sur son carnet, Che Guevara avait écrit cette dernière phrase : “Nous sommes partis à dix-sept sous une lune très petite.”

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1 octobre 2017 7 01 /10 /octobre /2017 07:07

Quai de l’Horloge, sur l’île de la Cité. Bougrin habite là, un appartement spacieux au troisième. Fils et petit-fils de policiers qui ont toujours tenu à crécher dans l’orbe des institutions judiciaires, à trois battements d’aile de moineau du quai des Orfèvres, il perpétue la tradition tout en se voulant en même temps farouche défenseur de la modernité. La preuve en est qu’il a acquis à grand frais l’un des mille cinq cents récepteurs de télévision présents alors sur le territoire capables de recevoir le procédé Secam de couleur inventé par Henri de France (quel beau nom prédestiné) en 1959. Et aujourd’hui il jubile, à quatorze heures quinze très précisément, la deuxième chaîne va passer à la couleur, c’est un moment de gloire nationale (ne lui dites pas que les Etats-Unis y sont passés depuis treize ans). Pour fêter ça, il a invité tout le gratin possible, hauts fonctionnaires au cheveu domestiqué, bourgeoises emperlouzées, divisionnaires, banquiers et même quelques collègues de plus bas étage comme Lagneau, ceux-là non par sympathie ou intérêt  mais plutôt pour leur en mettre plein la vue.

 

Le téléviseur trône comme une divinité orientale dans le salon Louis XVIII, on a disposé des fauteuils pour ces dames et les plus hautes sommités, des chaises pour le tout-venant, et certains resteront debout tout de même (devinez lesquels). On fait passer quelques rafraîchissements en attendant l’heure fatidique (deux extras en tenue impeccable ont été recrutés pour l’occasion). Les conversations balancent entre chuchotement et murmure, ponctuées, il est vrai, par quelques gloussements et caquètements que certaines égéries ne peuvent contenir devant les bons mots de ces messieurs  soigneusement cravatés. Lagneau s’est tassé dans un coin de la pièce, près d’un vase de Chine décoré de paons bleus luxuriants, qu’un seul mouvement intempestif pourrait réduire à un amas de tessons ruineux.

 

Sur l’écran, c’est la folie : dans un studio affriolant, le studio treize des Buttes-Chaumont, quatre hommes bien mis, dont le ministre de l’information, Georges Gorsse, attendent debout, fixement, en silence, le passage à cette fameuse couleur. Longues secondes pleines de suspense. Un incident technique, téléguidé par nos traîtres de l’intérieur ou nos ennemis de l’extérieur, ne va-t-il pas retarder cette épiphanie ?

 

Soudain, c’est l’éblouissement. L’image passe du gris au beige, à l’orange, au vert, et le ministre, le seul en costard bleu, prend la parole. “ Et voici la couleur. Au jour fixé et à l’heure dite.” Applaudissements frénétiques, légèrement surjoués, de l’assistance bougrinesque. La maître de céans fait péter le champagne. Fini les murmures, c’est à qui parlera le plus fort pour déclarer sa fierté et le caractère historique de l’événement. Une dame, fort bien décolletée, se tourne vers Lagneau pour exprimer sa joie indicible, avant de s’apercevoir à la tenue (ces gens-là savent décoder les codes vestimentaires) que ce n’est manifestement qu’un sous-fifre, et sans plus d’égards s’en va chercher plus noble interlocuteur.

 

Lagneau s’en fout. Il n’a même pas la télé noir et blanc et ne songe aucunement à s’en munir. Il aime la radio, et cela lui suffit. Il n’est venu que pour une chose, trouver un petit moment pour lâcher à Bougrin qu’il était sur la piste de Réginal, l’une des cibles potentielles du Stéphanois, et que cette piste passait par le Berry. Il est vrai qu’il aurait pu lui confier ça au bureau, mais il voulait profiter de l’aura de l’événement pour faire choc. Bougrin l’avait pratiquement dessaisi de l’affaire, la tension allait monter, il s’en doutait. La présence des invités devait limiter l’empoignade.

 

Il attendit assez longtemps l’ouverture. C’est sur le balcon aux grilles en fer forgé qu’il eut finalement le temps de passer l’information. Bougrin en cracha la fumée de son cigare, devint tout rouge. “Bon dieu, je vous avais dit de ne plus vous occuper de ça !” Mais un cacique de la PJ qui avait lui aussi besoin d’air s’intercala entre eux, et Lagneau en profita p

pour s’éclipser, en adressant un geste hypocrite de contrition à son supérieur.

 

La télé tournait dans le salon, que personne ne regardait plus, sauf les caniches d’une vieille dame en fourrure léopard, que Lagneau salua profondément (les caniches, pas la dame). Deux minutes plus tard, il était devant les flots bruns du fleuve, songeant à cet assassin justement dit des berges de Seine, employé à la Préfecture, vipère nourrie en son sein, qui, en 1913, acculé dans son appartement, avait pulvérisé le grand-père de Bougrin dans son explosion programmée. Et il ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour ce personnage quelque sympathie.

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24 septembre 2017 7 24 /09 /septembre /2017 07:07

 

J’y crois pas ! Tu es allée à l’enterrement du pater de ce flic !

 

Loulou Dandrel s’en étouffait de rire. Il faut dire qu’il avait  sérieusement plongé dans le cannabis, depuis que la ville avait été copieusement servi en barrettes d’afghan de première bourre. Lui qui avait jusque-là tiré seulement quelques bouffées par-ci par-là, arguant du fait qu’un bon militant ne devait pas succomber à une quelconque addiction, avait oublié ses anciens scrupules et bamboulait quasiment du matin au soir. Il devenait même difficile d’avoir avec lui une conversation suivie, ce qui ne manquait pas d’irriter Isabelle.

 

Eh oui, c’est un flic d’accord, mais aussi un fils qui aimait son père, un père qui n’était pas flic lui, c’était même un peu le contraire.

 

Allons donc…

 

Oui mon grand (et elle versait le contenu des cendriers dans la poubelle comme d’habitude au bord du dépôt de bilan), le père Lagneau était syndicalo-anarchiste ou un truc comme ça.

 

J’y crois pas. Tu me fais marcher. Dis, tu veux un taf ?

 

Je t’ai déjà dit non (elle essayait de trouver le savon dont quelques rogatons devaient certainement errer au voisinage de l’évier, du moins l’espérait-elle). Et puis non, je te fais pas marcher, c’est la plus pure vérité. Lagneau m’a raconté toute sa vie après, au café Galure. Il.

 

Café quoi ?

 

Galure. Un rade pourri de Ménilmontant, c’est pas loin de là qu’il crèche. Et puis sinon, il m’a raconté autre chose d’important, il aurait retrouvé la trace d’un autre ancien d’Indo. Une autre cible potentielle. Mais il ne veut rien dire pour le moment. Et puis. Ah tiens le voilà.

 

Le voilà quoi ?

 

Le savon, sous la pile d’assiettes sales qu’il était. Dis, tu la fais une fois par mois la vaisselle, ou quoi ?

 

T’occupe. Tant que j’ai de la réserve de porcelaine dans les placards.

 

Autre chose, notre assassin a maintenant une origine, on l’appellerait le Stéphanois.

 

Le Stéphanois, sans blague ? J’y crois pas.

 

Tu commences à radoter, pépère. J’y crois pas, j’y crois pas. Je crois bien que le shit a commencé à te ronger le ciboulot.

 

Merde, j’ai raté le match, mets la radio ste plaît ! (Loulou était accro au foot, de ça aussi il ne se vantait guère près de ses potes marxistes, pour qui le foot était une des variantes les plus perverses de l’opium du peuple).

Le match ?

 

Le match de Saint-Etienne, justement. Ils doivent affronter Valenciennes aujourd’hui. Eh pourquoi tu te tires ? Isa ! Eh bordel ! Bon, ben c’est pas aujourd’hui qu’elle va me refaire un petit striptise comme l’autre fois.

 

Il a quand même dû s’arracher du canapé pour allumer le transistor jaune qui trônait sur une cocotte en fonte en instance de récurage. Juste à temps pour apprendre que Revelli avait passé deux buts aux Chtis, et que Saint-Etienne était du coup deuxième du championnat. Le Stéphanois. L’assassin lui devenait de plus en plus sympathique. Et puis il repensa à Lagneau, à son père anar, et tout à coup il apparaissait lui aussi sous des couleurs plus riantes. Et puis il se demanda si ce n’était pas le hasch qui le portait à aimer tellement le monde d’un seul coup. Un peu de lucidité ne lui ferait pas de mal. Il fallait qu’il se reprenne en main, il en était soudain bien conscient.

 

Le lendemain matin, promis, croix de bois, croix de fer, il ferait la vaisselle.

 

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17 septembre 2017 7 17 /09 /septembre /2017 07:07

Monsieur le Ministre, mesdames, messieurs, ceux qui sont là, autour de moi, devenus à présent de vieux hommes, restent aussi des survivants. Ce que cela veut dire ?.... En cet instant je vois encore des plaies qui saignent, de jeunes corps qui agonisent. J’entends encore, dans la nuit pluvieuse, leurs plaintes, leurs voix qui crient mon nom, qui m'appellent, car je les aimais bien et ils me le rendaient. Je sens encore dans ma chair même, pareil à tant d'entre nous, l'attention de leurs pas accordés tandis que sous les obus, au sifflement des balles pressées, debout, sans hâte, héroïques, ils m'emportent vers le poste de secours, vers le salut......

 

Edmond Lagneau a monté le son de la radio, posé à l’envers sur le guéridon le livre de Franck Edwards qu’il venait d’acheter, Les soucoupes volantes, affaire sérieuse, car une autre affaire sérieuse se jouait à cet instant : Maurice Genevoix inaugurait le mémorial de Verdun, et Verdun c’était aussi pour Lagneau la guerre de son vieux paternel, Gabriel Lagneau, né en 1884, mobilisé à trente balais, cheminot anar, trois fois blessé, trois fois réintégré, mutin de 17, ayant presque par miracle échappé au peloton d’exécution, et revenu de cet enfer plus révolté que jamais. Dans une de ses rares permissions, il avait engrossé Simone Aubailly, belle fille de l’Aveyron à qui l’air de Paris fut fatal. Emportée par la tuberculose trois ans plus tard, elle laissait un avorton rachitique et un amoureux inconsolable. Gabriel éleva seul le mouflet, et aujourd’hui, en 67, le mouflet, fort de ses quatre-vingt-dix kilos conquis sur l’adversité, veillait à son tour sur l’ancêtre diminué par les ans, qui vivait à l’étage au-dessous, dans un petit deux-pièces d’où il ne sortait plus guère.

 

Tout homme, au long de son existence, lorsqu'il regarde autour de soi, devrait pouvoir dénombrer sur sa route les compagnons de sa jeunesse, avec lui mûrissant, vieillissant. C'est une des joies de la vie ici-bas, normales et bonnes. Nous autres, à peine sortis de l'adolescence, quand nous nous retournions ainsi, nous ne voyions que des fantômes. Mutilés dans notre corps, mutilés dans nos amitiés. Voilà la guerre. Désormais, derrière nous, il y aura ce Mémorial. Il est aussi, il est encore cela : il nous rend, avec notre passé commun, nos camarades toujours vivants.

 

Le vieux écoutait-il lui aussi la radio à ce moment-là ? Peut-être, car la rétine usée de ses yeux ne lui permettait plus guère de lire, et, privé de son loisir principal, il coulait lentement dans une mélancolie profonde. Le discours terminé (Genevoix avait su être bref), Lagneau reprit son livre et ce faisant fit tomber la lettre de Réginal qui était restée dessous. Il la ramassa et la relut pour la centième fois :

 

Salut vieux bandit,

Merci de me prévenire, c’est dans ses moment la qu’on voit les vrai amis, mais te fait pas de mouron, le Stéphanois me fais pas peur, si cette enfoiré se pointe par ici, il serat bien ressu croit-moi.

Réginal.

 

Elle était tapée à la machine, sur un papier pelure de mauvaise qualité. Il regarda aussi l’enveloppe, le cachet qui annonçait Argenton-sur-Creuse et la date du 18 mai. C’était quatre jours après son entrevue avec Bagnoli au café Galure. Bagnoli l’avait averti, c’était clair, donc contrairement à ce qu’il avait affirmé, il connaissait l’homme au serpent. Le Stéphanois. Réginal devait donc vivre dans la région d’Argenton, en Berry (il n’était jamais allé dans ce pays de sorciers, pas très loin de Chinon, pensa-t-il aussi subrepticement). Il avait épluché les annuaires, consulté les gendarmeries du coin, mais aucune trace d’un nommé Réginal. Le loustic devait avoir changé de nom. Il avait lui aussi fricoté un moment avec l’OAS mais d’assez loin pour éviter d’être inquiété.

 

Soudain, regardant fixement l’enveloppe bleue pâle, il s’avisa que celle-ci semblait avoir été réutilisée, une lettre de facture peut-être, donnée de la main à la main. Il l’examina à la lueur de la lampe du guéridon, et découvrit un filigrane au nom de la Maison Rouillard, bricolage-outillage-vins-charbon, à Chavin (36). L’enveloppe, le papier pelure, sa conviction était faite : le sieur Réginal était un radin fini, il économisait sur tout. Mais là la radinerie allait peut-être lui coûter cher. En tout cas, une nouvelle piste s’ouvrait. Un jour ou l’autre, il allait falloir descendre chez les Berrichons.

 

Puis il s’inquiéta. Tous les dimanches, à cinq heures du soir, le vieux Gabriel donnait trois coups de balai dans le plafond, signal qu’il était attendu pour le café-goutte du dimanche. Il était cinq heures et demi et il n’avait rien entendu. Du talon, il donna trois coups de pied. Rien, pas de réponse. Allons, pensa-t-il, il s’est peut-être endormi.

 

Mais il descendit aussitôt, saisi d’un froid mortel.

 

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10 septembre 2017 7 10 /09 /septembre /2017 07:07

Le château de Culan. Surplombant l’étroite vallée de l’Arnon, on le découvre au détour d’un virage quand on vient de Montluçon, ou de Saulzais-le-Potier, centre de la France, chef-lieu de canton tout de même, comme c’était notre cas, de temps à autre, lorsque nous allions voir les grands-parents avec l'Ami 8. Et peut-être que ce dimanche-là, car c’était presque toujours un dimanche que nous partions en visite, j’ai admiré une fois encore les murailles avec leurs rares hourds de bois, sans savoir que derrière ces massives courtines on s’apprêtait à décrocher les tableaux du maître espagnol. Etait-il venu lui-même en Berry ? Je n’en sais rien, je n’ai aucune biographie sous la main. Je suis pessimiste, j’ai tendance à penser que non, mais je me trompe peut-être.

 

Les parents n’étaient sans doute pas au courant, et même s’ils l’avaient été, je ne pense pas que l’idée leur serait venue de s’arrêter pour regarder les tableaux de celui qui passait encore aux yeux de la plupart pour un charlatan. Je me souviens encore d’un vieil instit, formateur en audio-visuel à l’Ecole normale, qui en parlait comme d’un escroc. Picasso n’avait pas l’aura qu’il a aujourd’hui : avec ses figures déformées, il incarnait la dérision de l’art moderne. C’était du grand n’importe quoi, tout le monde ou presque en convenait dans nos milieux.

 

L’affiche, d’ailleurs, n’a dû attirer ici que des ricanements : cet homme barbu vu de face avec le tarin de profil et les yeux qui se baladent, c’était du Picasso pur sucre. Des touches de pinceau jetées dans tous les sens, aucun souci du léché, c'était bien lui aussi. Du foutage de gueule évidemment, bon pour les snobs, les parigots et les bourges qui se la pètent. Le peuple n’était pas assez con pour donner dans cette fumisterie. On n’aurait pas osé vendre à l’époque une bagnole nommée Picasso.

 

Ce temps-là est bien fini. Picasso fait l’unanimité, aujourd’hui cette lithographie de Culan se vend huit cents dollars sur les boutiques en ligne, le peuple a cessé de ricaner. Il faut dire qu’il en a vu bien d’autres et qu’il ricane maintenant sur d’autres artistes. C’est assez sain d’ailleurs cette moquerie, le pire dans l’art c’est bien l’indifférence.

 

Tout un vaste été, il y eut donc des Picasso à quelques lieues de chez nous. Il n’avait jamais été aussi près de nous, de nos escapades agrestes et de nos parties de pêche. Au chaud soleil des moissons, nous brunissions lentement tandis que dans l’ombre des grandes salles médiévales, ses hommes et ses femmes aux corps tordus irradiaient sans bruit leur soufre désirant.

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3 septembre 2017 7 03 /09 /septembre /2017 07:07

Les jours suivants, Lagneau n’avait cessé de repenser à Bagnoli. Il s’en voulait de l’avoir délaissé après l’affaire du Cambrésis. Les déclarations de la Grande Raymonde lui revenaient même en rêve, et cela était plus que désagréable. Il en avait maintenant la certitude intime : Bagnoli en savait beaucoup plus long qu’il n’avait bien voulu le dire, peut-être même connaissait-il l’assassin qui semblait traquer les anciens d’Indochine. Sans en référer à Bougrin dont il se défiait de plus en plus, il alla - c’était le jour où les Suédois avaient enfin décidé de rouler à droite, tous les journaux en parlaient et c’était comme si on venait de remporter une nouvelle victoire sur la perfide Albion -  au domicile de Bagnoli, rue d’Annam (le bougre avait-il fait exprès de choisir cette rue ou bien était-ce une coïncidence, impossible bien sûr de le savoir). Le courrier débordait de la boîte aux lettres, et la concierge, une petite femme boulotte et manifestement avinée, lui confirma qu’il n’avait pas donné signe de vie depuis des mois.

 

Vous avez sans doute une clé de l’appartement, suggéra Lagneau. Il serait bon de vérifier qu’il n’est pas à l’intérieur.

 

On l’aurait senti, ricana-t-elle, depuis le temps… Et puis on peut pas rentrer comme ça chez les gens, z’avez un permis de perquisition ?

 

Il ne s’agit pas de perquisition, mais de savoir si un homme est décédé ou non à son domicile (il avait changé de ton, et la fermeté qu’il affichait maintenant ébranla la pipelette qui s’empressa de gagner son arrière-cuisine, d’où elle revint avec la clé demandée).

 

Hé, je vous accompagne....

 

Mais Lagneau avait déjà gagné l’escalier, avec sa chaude odeur de chou farci, qu’il s’empressa de gravir jusqu’au troisième étage. La peinture des murs, d’un jaune déjà pisseux, partait en lambeaux et il était clair que le balai n’était pas passé tous les jours.

 

Attendez-moi, glapissait-elle en entamant l’ascension.

 

Il entra dans l’appart et referma derrière lui. Le deux-pièces cuisine sentait fort le tabac brun et la vieille chaussette, mais il était à peu près rangé, le ménage approximativement fait. Pas de bureau, rien sur la petite table de cuisine en formica, mais dans un coin de la chambre une malle de soldat, en bois, avec les étiquettes de destinations orientales et extrêmes-orientales, Aden, Djibouti, Hanoï, Shangaï, Pondichéry… Il commençait à inventorier le contenu lorsque la miss, exténuée par la montée des marches, se mit à tambouriner sur la porte. La garce aurait ameuté le quartier, il préféra aller lui ouvrir.

 

Désolé, un réflexe, prétexta-t-il.

 

L’oeil mauvais, elle inspecta l’endroit, jetant de temps à autre un regard torve vers cet inspecteur pas très catholique à ses yeux.

 

Monsieur Bagnoli, c’est un homme très bien, un vrai, un homme comme on n’en fait plus, je crains pas de le dire.

 

Et Lagneau ne put s’empêcher d’imaginer le soudard en train de la prendre en levrette dans l’arrière-cuisine de la loge, dans les odeurs de chou farci et de saucisson à l’ail.

 

Pourquoi vous souriez ? C’est pas drôle, un homme comme ça qui disparaît.

 

Allez, je vous laisse, votre cher Bagnoli n’est pas crevé à domicile, j’en ai le coeur net maintenant.

 

Sur le trottoir, il sortit la lettre qu’il avait repéré en allant ouvrir à la rombière, et qu’il n’avait pu voir en entrant car elle était coincée dans un angle du miroir, juste derrière la porte, où Bagnoli devait rectifier sa mèche chaque jour  avant de filer au café Galure.

 

Une lettre de Réginal...

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27 août 2017 7 27 /08 /août /2017 07:07

Il s’était fait une joie de lui donner rendez-vous au café Galure, ce rade pourri de Ménilmuche où son père le traînait déjà tout môme. Il était sûr qu’elle goûterait la faune d’alcoolos, de semi-clodos et de vieux parigots qui sévissait là de sept heures à vingt heures tous les jours sauf le dimanche, jour sacré pour la patronne, la Grande Raymonde, qui allait rituellement canoter sur la Marne en souvenir d’un fiancé rencontré jadis dans une guinguette et exécuté par la Milice en 44. Mais il commençait à croire qu’il s’était foutu le doigt dans l’oeil car la gamine semblait indifférente à tout ce qui se passait. Elle d’habitude si pétillante, bavarde et chafouine, la jouait mélancolique et bilieuse.

 

Bon, allez, dites-moi ce qui se passe. Je vois bien que vous n’êtes pas dans votre assiette.

 

Isabelle regarda Lagneau dans les yeux. Un inspecteur quinquagénaire de la PJ, dont les goûts musicaux devaient s’être arrêtés à Piaf et Tino Rossi, pouvait-il être sensible à la mort soudaine d’un manager de groupe rock ? Elle en était d’avance désabusé.

 

C’est Epstein… concéda-t-elle à mi-voix.

 

Einstein ?

 

Vous le faites exprès ? Epstein, je vous dis, Brian Epstein, le gérant des Beatles. Vous connaissez les Beatles, tout de même ?

 

Les quatre zigotos qui font hurler les minettes ? Oui, bien sûr que je les connais. On fait tellement de foin autour d’eux qu’il faudrait vivre sur Mars pour ne pas être au courant.

 

Oui, eh bien l’affaire pourrait bien ne pas durer aussi longtemps que les impôts, comme vous diriez sans doute élégamment, car Brian Epstein, c’est lui qui les a fabriqués les Beatles, qui les a sortis de Liverpool et de leur look vestes de cuir et bottes de cow-boy. Un homme charmant, tourmenté c’est sûr, que j’ai eu la chance d’interviewer l’an dernier.

 

Vous croyez que c’est notre assassin qui a fait le coup ?

 

Ne vous fichez pas de moi, inspecteur, il est mort d’overdose sans doute. Mais je vois bien que vous voulez me ramener sur ce qui seul vous intéresse.

 

Ne vous fâchez pas, Isabelle, c’est vous qui vouliez me voir pour me donner les renseignements glanés par votre cher copain Dandrel, Loulou pour les intimes. Je vous invite dans le meilleur estaminet de la ville et vous faites la gueule pour un rosbif qui a passé l’arme à gauche.

 

La Grande Raymonde servait enfin le diabolo fraise et le porto commandés dix minutes plus tôt.

 

Dis donc mon chéri (elle appelait la plupart de ses client mâles mon chéri), depuis la dernière fois que tu es passé, on n’a pas revu Bagnoli. Il serait pas retourné au violon, des fois ?

 

Pas que je sache, ma belle.

 

Remarque, c’est pas qu’il me manque cet enfoiré, mais c’est quand même un client qui crache plus au bassinet, et il m’en consommait du pernod, Bagnoli. Enfin, tu nous ramènes de la belle plante, ça nous change des poivrots. Vous créchez dans le coin, ma jolie ?

 

Non, je suis tourangelle, répondit Isabelle, qui avait refoulé un haut-le-coeur en recevant de plein fouet l’haleine grasse et aillée de la Raymonde lorsqu’elle s’était penchée sur elle en posant sa question.

 

Lagneau avait senti le danger, et estimé qu’il ne fallait pas exagérer sur le pittoresque.

 

Tiens, paye-toi là-dessus (il sortit un talbin) et te trompe pas sur la monnaie, je connais les tarifs.

 

La tenancière retourna comme à regret vers le zinc, regardant le billet avec méfiance.

 

Elle est pas méchante, mais légèrement envahissante.

 

Qui c’est ce Bagnoli ?

 

Un ancien d’Indochine, une tête brûlée, je l’avais questionné sur notre homme, mais je n’en avais pas tiré grand chose. Enfin, il m’avait quand même appris que nos deux généraux se connaissaient.

 

Et je peux vous dire maintenant qu’il ne mentait pas. Le vietnamien, le gauchiste, comme vous dites, a donné à Loulou des informations précises.

 

Ah, vous avez réussi à les faire collaborer, mais quelle stratégie avez-vous employée ?

 

Son visage s’empourpra l’espace d’une seconde, ce qu’il feignit de ne pas remarquer.

 

C’est mon affaire. Cela vous intéresse ou pas ?

 

Vous êtes décidément de mauvaise humeur. Bien sûr que ça m’intéresse. Allez, je vous écoute.

 

Mais la Grande Raymonde revenait déjà avec la monnaie.

 

J’avais une tante à Tours, une vieille peau, rapiat comme pas permis. Elle m’a prise une fois en vacances, c’était avant la guerre, depuis j’ai jamais aimé cette ville, des trous du cul, des bourges de merde.

 

Raymonde, on s’en tape de tes souvenirs, tu m’as escroquée de vingt centimes mais si tu décarres fissa je promets de considérer ça comme un pourboire.

 

Dis donc Lagneau, reste poli, t’es chez mézigue ici, poulet ou pas, la patronne ici c’est moi (mais elle avait déjà remis ses vieilles mules en sens inverse car elle avait en réalité le plus grand respect pour Lagneau, devant qui même les pires soulards baissaient pavillon).

 

Bon, voilà, expliqua Isabelle, qui avait attendu que le niveau de brouhaha du rade revienne à bonne hauteur pour ne pas être entendue. L’Asiatique a fait un travail de fourmi, il a reconstitué les mouvements de troupe pendant cette saloperie de guerre, répertorié les unités en présence, retrouvé les organigrammes de commandement, etc. Il n’a pas terminé, il y a encore des lacunes, mais avec ce qu’il a recueilli, on peut être sûrs de plusieurs faits : 1/ Chavagnoux-Dusserq et Brémond étaient ensemble en 1953 dans le secteur de la province du Quang Tri, Brémond était encore colonel à l’époque ; 2/ Les compagnies présentes au même moment à cet endroit, au sud du Tonkin, étaient commandées par trois officiers du nom de Marcabru, Réginal et Borgnaud ; 3/ Les cinq ont traversé la guerre sans coup férir, seul Borgnaud a sauté sur une mine, mais c’était en Algérie, en 61.

 

Trois sont donc refroidis à l’heure actuelle. N’en reste qu’un : Réginal.

 

Toujours vivant, semble-t-il, passé par l’Algérie, sans doute, mais là notre homme n’est plus sûr de rien.

 

Réginal… Réginal… marmonnait Lagneau. Dites, un autre diabolo ?

 

Je vais plutôt prendre un porto moi aussi.

 

Il était heureux : elle avait retrouvé le sourire, et ce sourire-là il vous transfigurait même un café pourrave comme le café Galure.

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20 août 2017 7 20 /08 /août /2017 07:07

 

Première entrée dans le livre monumental d’Uwe Johnson, Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, quatre tomes du journal intime d’une Allemande installée à New York après la guerre. 20 août 1967, une journée banale ; 20 août 1968, nuit de l’invasion par les troupes soviétiques de Prague en révolution.

 

Jim Longhorn, ce jour-là, n’en savait même plus la date. Depuis le 2 juillet, il errait dans les collines sur la frontière indécise qui sépare le Laos et le Vietnam. Il avait depuis longtemps épuisé ses rations de campagne, et il ne devait encore d’être en vie que grâce aux leçons jadis prodiguées par le grand-père dans les vastes forêts du Vermont. Il regrettait de n’avoir pas toujours été très attentif aux conseils du vieil homme, impatient alors qu’il était de son pas qu’il jugeait trop lent quand lui n’aspirait qu’à avaler les paysages, mais au soir il était fourbu alors que Nuage Rose semblait pouvoir encore marcher toute la nuit. Et puis il vivait dans l’angoisse de tomber sur une patrouille viet, et évitait même de croiser la route d’un simple paysan, toujours susceptible de donner l’alerte et de déclencher une chasse à l’homme qui ne pouvait que mal tourner pour lui, tellement il était exténué. Dans le lacis de collines boisées où il avait fui, il lui semblait tourner en rond, et il se défiait particulièrement des marais nombreux qui en tapissaient souvent les fonds, à cause des chausse-trapes toujours possibles : une simple planche garnie de pointes d’acier de quinze centimètres de long pouvait transpercer un pied de part en part, fût-il chaussé de solides rangers. De la fabrication locale efficace : les blessures s’infectaient le plus souvent et vous rendait un homme indisponible pour trois mois.

 

Ce jour-là, qu’il ne savait donc pas être ce jour-là, il atteignit un de ces anciens blockhaus érigés par les Français au temps où ils pensaient encore contenir la poussée communiste par une ceinture fortifiée d’abris bétonnés. La fameuse ligne de défense organisée par le maréchal de Lattre de Tassigny pour isoler le delta du Tonkin exigea ainsi plus de 51 millions de mètres cubes de ciment, coulés par le Génie, la Légion et des milliers de coolies vietnamiens. Tout ça pour 2200 blockhaus qui eurent autant d’efficacité que la ligne Maginot en son temps…

 

Le petit bunker où il avait échoué était du type hexagonal, avec porte blindée et volets d’acier pour les meurtrières, sauf que tout ça avait volé en éclats, et qu’il ne subsistait plus que des ouvertures noircies sur un réduit de 9 mètres sur 9, empuanti par l’odeur fétide que l’engrais humain faisait monter des rizières du voisinage. Il n’aurait pas voulu être à la place des bidasses qui avaient mijoté là-dedans comme des lardons dans la poêle.

 

La nuit allait tomber comme des pelletées de terre sur un cercueil, aussi n’alla-t-il pas plus loin, malgré l’aspect lugubre de l’endroit. Il avait encore dans ses poches quelques ramboutans à chair épaisse, qu’il mangerait le plus lentement possible. Demain serait un autre jour. Ce dont il souffrait le plus, c’était de ne plus avoir de tabac.  

 

Il est possible que dans ses rêves de la nuit qui suivit le blockhaus se soit hissé jusqu’au prestige du gratte-ciel, et que son esprit ait pris du champ et même changé de continent, car les fièvres nous donnent des ailes avant de nous écraser en contrebas dans les marécages du délire. Le verbe adéquat est sombrer. Il sombra donc, vomissant bile et sang mêlés entre les barbelés rouillés auxquels s’accrochaient encore quelques boîtes de conserve qui servaient autrefois de “sonnettes”. Le tintement du fer-blanc lui était un glas. Il s’en voulut seulement de la tristesse immense qu’il allait causer à sa mère.

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13 août 2017 7 13 /08 /août /2017 07:07

 

C’était encore un foutu rêve où tu étais jeté à terre, roulé dans la boue, piétiné par une horde invisible, un de ces rêves dont le réveil ne garantissait pas la sortie, réveils leurres qui t’entraînaient encore plus bas, vers des fanges encore plus glauques, irrespirables, des vortex d’argile sans appuis possibles, sans aucune prise, bouches goulues, vulves noires, mais non, là c’est bien le drap que tu tiens dans ton poing, et ici le plancher de lattes usées qui a reçu ton poids, et s’il y a eu rêve, ce n’est plus dans son étreinte d’algues que tu respires mais dans une réalité vacillante et approximative : bon sang, ça recommence, tu t’es dit comme ça, comme la tempête du Nord qui t’avait laminé et sauvé, elle est revenue, la garce, elle a fait le tour de la Terre, rechargé ses accus et venu te chercher, furieuse de n’en avoir pas fini avec toi l’autre jour, mais non, crétin, tu sens bien que ce n’est pas la même chose, en ce moment, c’est une fuite par le bas, c’est le sol qui se dérobe, la roche qui se fait la malle, la colonne vertébrale du monde qui se tord de douleur.

Et puis Elle est là, Elle t’a pris dans ses bras, cette petite bonne femme que tu appelles ta Mère mais qui n’est pas ta mère, elle te serre fort en te murmurant à l’oreille des mots incompréhensibles mais la mélodie t’apaise, et le grondement des abîmes lentement s’éloigne.

Tu apprendras un peu plus tard que les Pyrénées ont été secouées ce dimanche-là, à 23 h 07 très exactement, par un séisme de magnitude supérieure à 5,5 sur l’échelle de Richter, que le village d’Arette, à une demi-heure de là à vol d’oiseau, a été le plus touché, qu’il y a eu une victime et des centaines de blessés, que des milliers d’immeubles ont été endommagés.

Être enseveli cette nuit-là eut peut-être mieux valu, mais le destin n’a pas voulu encore une fois, alors il ne te reste qu’une chose à faire, finir ce que tu as commencé, trouver ce salopard de Réginal qui continue de se planquer mais que tu es bien décidé à pincer comme les autres et à lui faire payer le prix fort. Rien n’a changé, pas d’apaisement, sauf fugitivement dans ses bras à Elle. Mais ça ne peut pas durer, bien sûr, elle est déjà redescendue à la cuisine, pour te préparer un bol de soupe.

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6 août 2017 7 06 /08 /août /2017 07:07

 

Loulou Dandrel était passionné par le Triangle des Bermudes, mais c’était une passion secrète et un poil honteuse, que pour rien au monde il n’eût confié à ses amis trotskistes qui affichaient le plus parfait mépris pour toutes les sornettes ésotériques de l’époque, selon eux, opium du peuple carabiné dont la seule fonction était de détourner les gens du seul juste combat contre l’oppresseur capitaliste. Ce jour-là un petit Cherokee avait disparu entre Miami et Bimini, portant à cinq le nombre d’avions volatilisés dans la zone dans cette seule année 1967. La théorie de la faille spatio-temporelle avait sa préférence, bien qu’il eût les pires difficultés à la faire cohabiter avec le matérialisme dialectique auquel il tenait aussi beaucoup. Mais rien à faire, depuis l’enfance la plus tendre, il aimait ces histoires de disparitions inexpliquées, d’effondrement du temps et de voyages dans une autre portion de l’univers, et rêvait de découvrir un beau jour un de ces fameux points de passage entre les mondes. La seule à qui il lui arrivait de parler de ces choses c’était Isabelle Deville, dont la conscience politique selon lui atrophiée ne portait pas à se cabrer devant ses élucubrations.

 

Pourquoi ne te rends-tu pas sur zone mener l’enquête ? lui suggérait-elle, tout en vidant les cendriers du salon dans la poubelle sous l’évier déjà trop pleine. Et il ne savait pas trop si elle croyait à ce qu’elle disait ou bien se fichait de sa gueule. Mais dis-moi, continua-t-elle, avant que tu disparaisses corps et âme, j’ai un petit service à te demander.

 

Aie, il sentit que les ennuis allaient recommencer. Chaque fois qu’Isabelle lui avait demandé un service, oh chaque fois un tout petit service, il avait salement morflé. Il se souvenait encore de cette diversion qu’elle avait imaginée pour interroger une star de passage. Pendant qu’elle ficelait son interview, il s’était fait courser par les gardes du corps et un énorme berger allemand. Deux longues heures dans des chiottes municipaux pestilentiels lui avaient seules permis d’échapper à la dérouillée. Cette fille était craquante, mais un vrai nid d’emmerdes. Il n’allait pas se laisser faire cette fois, et lui annonça carrément qu’il n’y fallait point compter (il le dit comme ça, avec une pointe d’emphase pour bien souligner son ironie).

 

Tu pourrais te foutre à poil devant moi que je ne broncherais pas. Pas de service, chaque fois j’en prends plein la tronche.

 

Okay, dit-elle. Puisque c’est comme ça. Et elle commença à déboutonner son corsage blanc. Lentement, comme une pro de l’effeuillage. Puis fit descendre la fermeture éclair de sa jupe, qui tomba en corolle sur le plancher.

 

Loulou était cramoisi.

 

Okay, d’accord pour le service, mais tu t’arrêtes pas en si bon chemin.

Le soutif noir rejoignit la jupe. Il était fait comme un rat.
 

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