Quand il ouvrit les yeux pour la première fois, il se crut revenu dans le Massachusetts, mais un Massachusetts d’autrefois, avec cette cabane qu’il avait construite avec le grand-père au revers de la colline, perches entrecroisées puis recouvertes d’écorces de bouleaux, et au sol des branchettes de sapin, du beau travail, et quand les nuages s’étaient vidés comme des outres sur le pays après une semaine de canicule, le grand plaisir que ç’avait été de rester là-dessous et d’entendre la pluie crépiter sur l’écorce, impuissante à se forcer un passage, et oui, il lui sembla être à nouveau dans ce temps-là, et puis il retourna au sommeil car son corps n’avait remonté qu’une partie du versant de la vie, et il lui fallait encore du repos, mais quand il se réveilla à nouveau, il vit un visage penché sur lui et ce n’était pas celui du grand-père, raviné, rugueux et désertique, c’était le visage frais d’une jeune femme lisse comme un galet du fleuve, un visage qu’il ne connaissait pas et dont il n’était pas très sûr qu’il ne fût pas l’émanation d’un rêve, aussi ferma-t-il les yeux comme pour aller vérifier si la même image n’existait pas à l’intérieur et quand il les rouvrit, sans savoir si c’était trois secondes, trois heures ou trois jours plus tard, le clair visage avait cédé la place à une pomme flétrie qui lui parla aussitôt en une langue inconnue, en lui prenant les épaules comme pour le supplier de ne pas s’agiter.
Il fallut plusieurs jours à Jim Longhorn pour réaliser pleinement sa situation, comprendre qu’il avait été recueilli en plein délire par des paysans laotiens qui l’avaient conduit jusqu’à leur village et confié à Sengdala, la vieille chamane. Sa petite-fille, Onesa, venait souvent l’aider, à préparer par exemple les bouillons de plantes glanées dans la forêt qu’on le forçait à boire et qu’il vomissait souvent, mais c’était bon aussi, paraissait-il, la fièvre chaque jour reculait. Il avait fini aussi par comprendre qu’il s’en était fallu d’un cheveu qu’on ne l’abandonne à son triste sort, que des disputes avaient éclaté et qu’une partie de la communauté restait hostile à sa présence. On savait que des villages ayant hébergé des soldats américains blessés avaient été incendiés et des habitants fusillés ou battus à mort, le Vietcong n’avait que faire des frontières, Laos ou pas, il exerçait sa terreur sur la population. Jim comprit aussi que c’est sa peau brune de Sioux, qui lui avait tellement nui jusque-là, qui cette fois l’avait sans doute sauvé : tous ses vêtements avaient été brûlés, et, revêtu de la tenue locale, il pouvait faire illusion.
Quand Jim ouvrit les yeux pour la première fois, de l’autre côté du monde un homme allait bientôt les fermer pour toujours. Ernesto Che Guevara, cerné avec son groupe famélique de guérilleros par plusieurs milliers de soldats boliviens, est capturé près du village de La Higuera et assassiné dans l’école le lendemain sur ordre du président Barrientos. Le Che appelait de ses vœux un embrasement général du continent américain : « Deux, trois, plusieurs Vietnams ». Ironie du sort, ce sont des instructeurs, des gringos venus du Laos qui ont formé le bataillon de rangers boliviens venu à bout des maquisards.
Il raconta un soir à Onesa comment il avait un matin retrouvé sa cabane détruite, les perches dispersées, les écorces calcinées, le sol jonché d’étrons. La rage, le désespoir qui l’avaient saisi, le couteau qu’il avait glissé dans sa poche en partant à l’école le lendemain et que le grand-père lui avait retiré sans ménagement. Comment avait-il su ? Jamais il ne lui en reparla. Onesa écoutait sans comprendre les mots qu’il employait, mais elle posa sa main si fraîche et si menue sur celle de Jim, et il sentit sa haine refluer. Les étincelles du feu de camp montaient lentement dans l’obscurité.
Sur son carnet, Che Guevara avait écrit cette dernière phrase : “Nous sommes partis à dix-sept sous une lune très petite.”