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26 décembre 2021 7 26 /12 /décembre /2021 08:13

(Extrait de Souvenirs galactiques, autobiographie inachevée de Mariam Kem, astrobiologiste, membre de l'expédition Pegasus, traduction de Max Fava-Lely)

On m'a souvent demandé pourquoi je fus la seule femme sélectionnée pour l'expédition Pegasus, qui atteignit pour la première fois en 2136 une exoplanète habitée. Et chaque fois j'ai été bien ennuyé pour répondre. Assurément mes compétences scientifiques n'y étaient pas pour rien, mais cinquante autres astrobiologistes auraient aussi bien fait l'affaire. Les mauvaises langues n'ont pas manqué de faire remarquer que mon physique ingrat, je ne crains pas de le dire, et mon appartenance revendiquée au mouvement  no-sex, avaient dû peser lourd dans la décision du comité de sélection : emmener une Marylin Monroe  pour un interminable voyage de 18 ans, c'était lancer une poudrière dans le cosmos. C'est vrai, aucune crainte en apparence à nourrir avec moi : d'ailleurs les mâles de l'expédition ne tardèrent pas à le faire sentir. Avec moi, ils se sentaient autorisés à oublier toute forme de galanterie. Non contents d'être misanthropes (j'avais deviné que c'était là leur subtil point commun), ils étaient pour la plupart également misogynes en diable. A la notable exception de Petia Mironov, le petit clown de service, qui malgré le bon contingent de blagues salaces qu'il avait emmené avec lui, jamais ne me manqua de respect et je dirais même d'affection. Et pourtant, dans les premiers temps, comme j'étais sur la défensive, je ne me privais pas de le chambrer comme les autres. Certains s'en offusquaient, se cachant à peine pour me traiter de grosse vache, mais lui, non, il acceptait bien volontiers d'être tourné en ridicule. D'autant plus qu'il ne s'épargnait guère : sa capacité d'auto-dérision était phénoménale et d'ailleurs je cessai vite de m'en prendre à lui. Il me faisait rire. Et il était bien le seul.

Un de mes plus farouches opposants était au début le lieutenant Groëbel, sans doute un descendant d'officier prussien paranoïaque, coincé comme un moine trappiste, aussi attirant qu'un hareng saur. Une vraie caricature de militaire à l'ancienne, dont on avait peine à imaginer qu'il ait été à un moment de sa vie un petit enfant plein de rêves et de désirs. Il y avait quand même un aspect de lui que j'estimais : jamais il ne hurla avec les loups, jamais il ne fit chorus avec ceux que j'appelais la bande des quatre, le commandant de bord et trois acolytes qui lui léchaient les bottes avec zèle et régularité. Et au bout de plusieurs années, je sentis même que le glacier entre nous avait commencé à reculer, et quand je lui demandai à emprunter les dix-huit volumes du Mahabharata qu'il avait chargés sur sa liseuse (et qu'il n'avait, j'en suis certaine, jamais lus), il bredouilla, surpris de cette demande (il ne s'en était jamais vanté et ne faisait jamais étalage de culture), et finit par accepter, tout en me prévenant que j'allais "me faire chier". Hélas, il est mort stupidement en rigolant parce que j'étais sorti les cheveux en pétard après une expérience foireuse dans mon labo, et que Petia avait sorti une blague pas super drôle mais qui contenait le mot cagibi. Cagibi, cagibi, avait-il répété en se tordant de rire, et une veine lui avait pété dans le ciboulot. Adieu Groëbel. En sa mémoire, j'ai lu tout le Mahabharata. Et non, ce n'est pas si chiant.

Sur Zwingli, la planète-cible, nous déchantâmes vite, Petia et moi. Ses habitants étaient d'une fadeur invraisemblable. Leur courtoisie, si elle n'était pas feinte, ne reposait que sur du vide. Et les paysages, d'immenses plaines battues par les vents, étaient d'un morne achevé. On nous fit la grâce de nous faire séjourner dans les seuls reliefs, les monts du Zabhor, dont je compris bien plus tard qu'ils étaient  complètement artificiels. C'est là, près du lac de Razhak-Gorben, que Petia tenta de revenir sur Terre par chaloupe cosmique intriquée, un vrai suicide tellement la technologie en était encore balbutiante. Et c'est une de ces immigrées du système planétaire Huss22 qui l'en détourna de justesse. Ce fut le coup de foudre entre les deux, et il épousa deux semaines plus tard Valinn Esmene im Drem, qui n'avait pas grand chose à envier pour le coup à Marylin (ce qui excita la jalousie des autres, soit dit en passant, qui la traitait de pute hussienne). J'eus le bonheur d'être leur unique témoin. Un bonheur un peu mélancolique malgré tout car je savais que cet amour se fracasserait tôt ou tard sur la différence des conditions : Valinn, avec ses 456 ans, était encore en pleine jeunesse ( les Haut-Hussiens atteignent parfois les 6000 ans), tandis que Petia avait au mieux trois ou quatre décennies encore à vivre. Et il allait vieillir, inexorablement vieillir tandis que Valinn resterait encore longtemps dans la splendeur.

Et c'est moi encore qui fut la marraine de leur unique enfant, Vladimir im Venk, qui naquit prématuré au bout de vingt-sept mois (la grossesse normale d'une Haut-Hussienne est de trente-six mois). Vivrait-il aussi longtemps que sa mère ou bien hériterait-il de la fugacité terrienne ? Nul ne le savait. C'était en tout cas un terrain d'observation passionnant pour une astrobiologiste. 

Cette idylle interplanétaire déplaisait à certains Zwingliens, et seule la lenteur infinie de leur bureaucratie retarda l'inéluctable décision de leur expulsion conjointe. Sans attendre le jugement terminal qui ne faisait aucun doute, nous choisîmes de partir vers une autre planète proche, Calvino dans la typologie terrienne, dont on ne savait à peu près rien (toujours cette sotte incuriosité des Zwingliens) sauf que son atmosphère était instable, voire dangereuse. 

Le départ se fit lors de la levée des deux lunes zwingliennes. Les autres membres de Pegasus ne vinrent même pas nous dire au revoir. 

On ne partait pas seuls, outre Petia, Valinn et Vladimir, nous emmenions avec nous Gick le prêtre orang-outan et deux autres Haut-Hussiennes, ainsi qu'un Zwinglien dont il n'était pas sorcier de comprendre qu'il était membre de la police politique, la fameuse Inki. Chargé de nous surveiller, ce fonctionnaire qui avait écopé de la mission parce que sa flemmardise excédait même le niveau de tolérance d'un chef de service peu regardant, fut bien heureux que je rédige à sa place les rapports secrets qu'il devait transmettre tous les trois mois à sa hiérarchie.

Une nouvelle vie s'offrait à nous,

(L'autobiographie de Mariam Kem s'achève sur cette virgule)

 

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