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19 décembre 2021 7 19 /12 /décembre /2021 08:13

(Témoignage de Valinn Esmene im Drem, recueilli sur bande magnétique Osmo-Thoën, an 9 de l'ère Sharkina, planète recyclée 42)

Quand j'ai annoncé mon mariage avec le Terrien Petia Mironov, ce fut la consternation autour de moi, dans ma petite communauté haut-hussienne exilée sur Zwingli. Pourquoi s'attacher à un homme comme celui-là quand on savait qu'il avait peu de chances de vivre au-delà du siècle ? Il faut bien comprendre que l'on ne craignait pas la mésalliance, les Hussiens sont en général ouverts et accueillants, sans doute parce qu'ils ont beaucoup souffert eux-mêmes dans leur  longue histoire de la xénophobie et du racisme. Non, ils savaient aussi la force des sentiments dont  nous, les Hussiens, sommes capables quand nous nous lions à un autre être vivant, quel qu'il soit. On en a vu qui ont porté le deuil pendant un demi-siècle après avoir perdu leur khazar*. Selon mes proches, je me préparais une longue période d'intime souffrance, car je survivrais bien longtemps  à mon époux. Et puis que savait-on au juste des Terriens ? Les rumeurs qui couraient sur eux n'avaient rien pour les rassurer, et les échantillons de l'expédition Pegasus n'avaient rien d'engageant, il faut bien le dire.

Oui, mais Petia n'avait pas grand chose à voir avec ces Terriens racornis qu'il avait dû subir pendant dix-huit ans. Petia était joyeux et solaire. C'est lui qui, par sa belle humeur, avait maintenu un tant soit peu de cohésion dans l'équipage. C'est avec lui que j'ai découvert ce phénomène étonnant qu'est le rire. Le rire est inconnu dans Luther6, ce qui ne veut pas dire que nous ne nous amusons pas, que ce que les Terriens appellent humour est inexistant. Simplement, cela ne se traduit pas de la même façon physiologique, avec ces grandes explosions vocales, ces yeux qui pleurent et ces trémoussements incoercibles du corps - tout à fait effrayants, il faut le préciser, pour un Hussien ou un Zwinglien qui y sont confrontés pour la première fois. Chez nous, l'amusement se traduit au mieux par ce que les Terriens nomment sourire, sauf que le sourire, chez nous, ne se forme pas sur la bouche et les lèvres, mais sur le lobe des oreilles. Nos oreilles vibrent à toute vitesse quand nous sommes heureux, un peu comme les ailes d'un oiseau-mouche.

J'étais femme de ménage pour les Terriens de Pegasus. Les dignitaires de Zwingli leur avaient alloué une belle et grande maison sur les bords du lac de Razhak-Gorben, dans les Monts du Zabhor. De temps en temps, les anthropologues zwingliens venaient les interroger, sans zèle excessif, car ces fonctionnaires - dont la plupart, ai-je fini par comprendre, avaient acheté leur poste et n'avaient que très peu de compétence en sciences sociales - se fichaient à peu près de leur enquête, qui n'était au fond que de pure forme. A vrai dire, d'une façon générale, les Zwingliens, malgré leur bienveillance de façade, étaient à peu près incurieux de ces étrangers. On avait bien voulu les recevoir, on leur permettait de vivre sans travailler, dans un environnement idyllique, mais de là à chercher à les comprendre, eux et leur civilisation lointaine, il y avait un pas que leur indolence naturelle n'avait aucune raison de franchir.

Les rescapés de l'expédition (l'un d'entre eux était mort justement d'avoir trop ri - ce qui montrait bien pour certains Zwingliens la nocivité du phénomène) s'accommodaient fort bien de la situation. Après ce long voyage ennuyeux à périr, ils n'aspiraient plus qu'à un autre type de farniente, ponctué de baignades dans l'eau divine du lac, agrémenté de cyborgs dont la sexualité avait été subtilement réglée par s'adapter aux caprices des visiteurs.

Seul Petia déprimait dans ce cadre trop lénifiant. Sa joie de vivre s'éteignait chaque jour un peu plus. Il avait crû, je pense, faire découvrir à ses hôtes le plaisir de la plaisanterie, la fraîcheur de la blague, et les vertigineuses effractions de l'absurde et du non-sens. Mais les Zwingliens étaient comme des bûches, réfractaires au loufoque, incapables d'étonnement. Gentils, oui, si l'on veut, désespérément gentils, et désespérément conservateurs, persuadés sans l'ombre d'une preuve de leur supériorité. Seuls nous, les Hussiens, éternels subalternes, employés de maison, miraculés des génocides antérieurs, étions sensibles aux propos de Petia, sans oser le montrer, cependant, par crainte d'être renvoyés.

Il allait tenter une manoeuvre ultime, rejoindre la Terre par chaloupe cosmique intriquée, à vrai dire un mécanisme peu fiable qui vous désintégrait plus souvent qu'il ne vous faisait passer à travers les plis de l'espace, lorsque j'ai posé ma main sur son bras. Il ne m'avait pas entendu venir, dans la pénombre de sa chambre bleue, et il se retourna brusquement, les yeux pleins de frayeur. Et c'est alors que, pour la première fois, sans que je ne m'en sois formulé l'intention, j'ai plissé ma bouche et montré l'émail de mes dents, rien qu'un bref instant, mais il avait vu, et cela sembla le désarmer complètement, il pointa son index vers moi, vers mon visage, d'un mouvement hésitant, et il se mit à sourire aussi, tandis que ses yeux devenaient humides et brillants, et son doigt se posa sur mes lèvres comme un papillon sur la corolle d'une fleur qui ne s'ouvre que deux ou trois fois par siècle, et la rumeur argentée des vagues sur le lac, la dentelle légère de la lumière perçant à travers les stores, tout cela nous emporta dans une sorte de tourbillon calme où nos corps s'engloutirent comme au ralenti, et rien ne fut plus comme avant.

Nous nous mariâmes deux semaines plus tard, dans une grotte creusée dans le basalte de la rive, à l'aplomb d'une falaise abrupte. Mariam Kem, la seule femme de Pégasus, était notre unique témoin, le prêtre étant un orang-outan du nom de Gick (du moins était-ce un être vivant qui ressemblait à ce que l'on identifie sur Terre comme un orang-outan, selon Petia, qui affirmait aussi qu'il n'avait pas rencontré créature plus intelligente sur cette planète : "La seule avec qui je puis parler métaphysique").

A part toi, mon amour, s'empressait-il d'ajouter.

Ce qui était adorable, mais bien excessif : je n'avais encore, à cette époque, pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien être, la métaphysique.

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* Le khazar, inconnu sur Terre, est un animal qui tient du chat, du chien et du canari. Très affectueux, pourvu d'une douce fourrure mais aussi de deux ailes invisibles quand elles sont repliées, il est également télépathe. Dans toutes les écoles du système Luther6, il y a au moins un ou deux khazars : leur rôle dans la régulation des émotions collectives a été scientifiquement démontré (cf. Annales de psychologie cosmo-khazarique, W. Lindenfeld, S. Lam Gonesh Robava, XXXVI, codex 342)

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