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17 octobre 2021 7 17 /10 /octobre /2021 08:30

J'arrivais toujours un peu en avance sur le chantier. Le soleil n'avait pas encore passé au-dessus de la grange, la cour pavée était encore dans la pâleur laiteuse du matin. Je l'abandonnais bien vite pour le verger, et le pré un peu plus loin. La rosée abondante mouillait les chaussures, et j'éprouvais du plaisir à contempler le cuir luisant sans que l'humidité ne le transperce. C'était de bonnes chaussures, que j'avais achetées il y a plus de dix ans très certainement, mais j'ai toujours du mal avec le calcul des années, je minore toujours le temps qui passe.

Les derniers jours, la brume faisait de la résistance, se répandait en nappes sur les champs, en coulées blanches qui se détramaient au ventre des troupeaux, et quand le soleil trouvait enfin l'ouverture c'était un triomphe insonore, du grand spectacle gratuit pour resquilleurs dans mon genre. Le poney solitaire ne tardait pas à venir près de la clôture électrique, gardant juste un peu de distance pour que je fasse mon numéro d'apprivoisement, que je tende la main et qu'il se rapproche des quelques centimètres nécessaires pour que je le caresse.

L'autre matin, je suis allé jusqu'à l'ancienne pêcherie, ce triangle d'eau où nous jetions nos lignes il y a plus d'un demi-siècle, à l'ombre malingre de deux grands peupliers. Ce n'était plus qu'une vague mouillère, la chaussée avait disparu sous la houle féroce des ronciers. Et les deux peupliers n'étaient plus que des fantômes qui bruissaient dans mon souvenir. Qui aurait l'ouïe assez fine pour repérer l'insoupçonnable source qui devait alimenter le filet d'eau famélique au creux de la combe ? J'en suivis le tracé tout théorique, en me rappelant la fontaine encadrée de planches à la frontière des deux champs alors séparés par du fil barbelé : c'est que d'un côté on cultivait, orge, pommes de terre, avoine, blé - c'était le "champ de la côte" - et de l'autre on laissait en prairie pour les bêtes - c'était le "pré de la carrière". Mais cette séparation n'avait plus lieu, le barbelé avait vécu et d'ailleurs il n'y avait plus de barrières à ces champs car il n'y avait plus de bovins qui les broutaient. Une zone humide indistincte s'était étendue et il n'y avait plus rien qui ressemblât à une fontaine.

Je savais que ces terres avaient été gagnées sur la forêt à la fin du XIXème siècle. Des hommes, nés dans ce petit pays mais qui avaient fait fortune ailleurs dans les travaux publics, s'en étaient revenus, pleins d'usage et raison, et avaient fondé une petite utopie agricole, modèle d'ordre et de rationalité.

Cent trente ou cent quarante ans plus tard, je me disais qu'une parenthèse était peut-être en train de se refermer. Et puis j'entendais le ronflement du camion : les autres arrivaient, le chantier allait reprendre, et, à son humble mesure, prolonger encore un peu la promesse d'un autre temps.

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