" [...] c'est peut-être l'acte fondamental par lequel la chose apparaît en se détachant du sujet [...] ; il y a là spontanéité irréductible et première, création, sécrétion spirituelle, besoin de marquer, de signer, de s'approprier, en faisant sien. On ne possède que lorsque l'on crée. "
Germaine Tortel, Sur la poésie, in Jean-Charles Pettier, Paulette Clad, Pédagogie Germaine Tortel, Fabert 2012, p. 40-41.
Deux spectacles dans la même journée à la Maisonnette (de la Culture), la petite salle de la rue Raspail, petite filiale d'Equinoxe, Petit Z le matin, avec une classe de l'école Arago et les étudiants, Z comme Zigzag le soir, avec les adultes. Un spectacle donc à deux niveaux conçu à partir de l'Abécédaire de Gilles Deleuze et mis en scène par Bérengère Jannelle. Deux comédiens, Gilles et Gilles, nous invitent, dans un décor de tables d'école disposées selon un savant désordre, à réfléchir sur l'Animal, l'Art, la Musique, le Sport, la Gauche ou la Révolution (les deux dernières c'était le soir, je vous rassure).
C'était drôle, intelligent, fantasque, foutraque ; ça parlait de tique, du Douanier Rousseau, du Fosbury Flop, des concepts et de la bêtise, du devenir et des mondes ; il y avait des balles de ping-pong qui jaillissaient, une machine à café qui se transformait en instrument de percussion, des ritournelles qui surgissaient, des ombres chinoises et de la peinture sur les doigts et les visages. Il y avait surtout la jouissance de la pensée en liberté.
A vrai dire, j'ai préféré la version pour les enfants, que je trouve plus aboutie, mieux rythmée. Je trouve surtout que la position questionnante était mieux préservée. Car c'était bien là le défi, et le spectacle commençait d'ailleurs par l'interrogation sur la question même de la question philosophique, une sacrée cascade questionnante, qui vise à démarquer la pensée de l'opinion. Or, il m'a semblé que le spectacle pour les adultes était plus assertif, je veux dire par là qu'on y voyait moins la pensée à l'oeuvre que l'oeuvre de la pensée, figée dans la formule, aussi brillante soit-elle. Il m'a semblé aussi que la philosophie elle-même échappait à la mise en question. Que l'un des plus grands philosophes du XXème siècle, Heidegger pour ne pas le nommer, ait été - et cela est confirmé par la publication de ses Carnets noirs - un nazi plus que sympathisant, pose pour le moins problème.
On évoque beaucoup les mondes dans Z comme Zigzag, or c'est précisément sur cette question des mondes que la philosophie heideggerienne dévale dans l'antisémitisme. "Dans ces « Cahiers », précise Roger-Pol Droit, Heidegger affirme l’« absence de monde (Weltlosigkeit) du judaïsme ». Cette notion ne se réfère pas seulement au thème antisémite bien connu du cosmopolitisme apatride. Elle indique que le judaïsme, selon Heidegger, empêcherait d’avoir accès à l’être. Ce qui revient, en termes abscons et fumeux, à dire que les juifs ne sont pas des êtres humains. En effet, à la différence des humains, qui sont toujours des êtres-dans-le-monde, les animaux, pour Heidegger, sont « pauvres en monde » (weltarm). Si les juifs sont dépourvus de monde (weltlos), alors ils sont moins que des bêtes, hors de toute humanité."
Non, une fois encore, et c'est un constat terrible, mais il ne faut pas craindre de le redire, la haute culture, la très haute intelligence, ne préservent pas nécessairement de la barbarie. Denis Meuret rappelait récemment avec justesse que "beaucoup de ceux qui ont sauvé des juifs pendant l’occupation nazie avaient peu fréquenté l’école, tandis que la quasi-totalité des français qui se sont enrôlés dans la Waffen SS étaient des étudiants, ceci quand beaucoup des pilotes qui ont gagné la bataille d’Angleterre contre l’aviation allemande étaient frais émoulus des meilleures universités de ce pays."
Bon, j'ai été long ce soir, et je finis encore sur des choses bien déprimantes, alors que, je l'ai dit, c'était souvent cocasse ce spectacle en zigzag. Enfin, si vous n'avez pas tout compris, ne vous désolez pas, et écoutez cette histoire juive (ça c'est pour emmerder Heidegger) d'un certain Rabbi Nahoum de Tchernobyl (eh oui, Tchernobyl), qui disait souvent à ses compagnons au milieu de son enseignement :
"Ecoutez mes paroles même si vous ne les comprenez pas, mes frères. Un jour le Messie viendra et vous ne comprendrez pas non plus. Alors commencez à vous habituer !"