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6 octobre 2013 7 06 /10 /octobre /2013 21:09

Le 6 octobre 1913, Hans Bremer passa devant la maison du médecin Erich Alfons Oppenheim. Il était en permission pour quarante-huit heures, permission qu'il avait voulu décliner mais ses supérieurs s'inquiétaient de ce soldat au visage éternellement fermé qui ne voulait pas quitter la caserne et ils lui avaient ordonné de n'y point remettre les pieds avant l'heure stipulée sur sa fiche. A vrai dire, la question de sa santé mentale avait été abordée, une enquête diligentée auprès de son village de naissance, et l'on avait décidé de suivre de près cet individu dont plus d'un gradé avait -sans l'avouer bien sûr - les chocottes. Oui, disons-le ainsi et fort humblement : les chocottes. Car il était imperméable aux brimades, insensible aux corvées même injustes dont on le gratifiait et semblait absolument dépourvu de toute fibre affective. Avec ça, fort comme un rhinocéros, jamais malade, bref un roc, avec des parois si lisses et si vertigineuses que ses camarades et toute la gent sous-officière n'osaient plus s'y risquer.

ll avait été décidé aussi de le faire suivre en douce pendant cette permission. Mais Hans Bremer n'était pas simplement une masse brute taillée à la pioche, il avait aussi un instinct primaire de sanglier, et à peine avait-il été versé à la rue qu'il avait comme humé la filature, et s'était évanoui dans un square aussi sûrement que s'il s'était fondu dans l'inextricable noeud de fourrés d'une forêt obscure.

Il avait erré ensuite, marchant, marchant toujours, suivant un itinéraire zigzagant, et c'est ainsi qu'il avait fini par fouler les pavés de Charlottenburg. Le grand palais construit par le Grand Electeur Fréderic III en 1699 l'avait laissé de marbre, et il avait préféré arpenter les avenues plus tranquilles du quartier. Le soleil perçait de temps à autre entre de sales nuages gris qui semblaient venir de sa province natale du Schleswig-Holstein comme une lourde nuée de reproches. Il aurait voulu souffler dessus, ou les écraser dans sa paume lourde.

C'est alors qu'il les avait entendus. Sortant d'une fenêtre entrouverte à l'étage d'une belle maison à la façade blanche. De faibles vagissements, comme ceux d'un marcassin, oui, il avait entendu ça autrefois, tapi dans un buisson avec son défunt frère Franz.

Ce marcassin se nommait Meret Oppenheim. Vingt ans plus tard, André Breton l'adoubera dans la petite confrérie surréaliste, elle aimait déjà noter ses rêves et Man Ray aura l'excellente idée de tremper son corps nu dans l'encre d'imprimerie.

Pour l'heure elle n'était qu'un nourrisson fripé, dissipant son souffle en volutes sonores fascinantes pour le soldat Bremer, blotti dans l'angle du kiosque du jardin où il avait pénétré pour ne rien perdre de ce concert sans égal.

Il était rentré en retard à la caserne, et donc conduit au mitard. Par le judas, les garde-chiourme le voyaient sourire, et plus que jamais on se demandait s'il n'était pas complètement timbré.

 

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