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24 décembre 2017 7 24 /12 /décembre /2017 07:07

 

Veille de Noël 1967. J’ai sept ans depuis moins d’un mois. Je suis en CE2 de la petite école

de garçons de Saulzais-le-Potier, centre de la France (enfin, un des trois). Mais ce jour-là, où

suis-je ? Aucun souvenir, mais il est fort possible, ce jour étant un dimanche, que nous

soyons à La Font du Four, la ferme des parents de ma mère, la ferme où je suis né le 28

novembre 1960. Il me reste une image d’un Noël là-bas, avec la remise des cadeaux

dans la grande cuisine (il n’y avait pas de salon de toute façon), en présence des cousines

qui, elles, habitaient tout près, au Vivier, commune d’Aigurande, mais impossible de savoir si

c’était cette année-là.

A Saulzais, j’ai un ami, Pascal Médrar, le fils de la directrice de l’école des filles, qui s’appelle

Mme Potillon. Elle est divorcée, c’est encore très rare dans le pays. Pascal est le seul qui

ne fréquente pas le catéchisme le jeudi. Je trouve ça étrange.

Après la classe, ou le jeudi après-midi, nous allons souvent, mon frère Alain et moi, à l’école

des filles. Pascal et sa mère vivent dans l’appartement de fonction. Nous profitons de la

grande cour vide et du jardin pour jouer au ballon ou faire du vélo en toute sécurité. Les

panneaux électoraux sont dans un cellier : j’y ai découvert le nom de Maurice Papon

(dont je suis pour une obscure raison le partisan en ce temps-là).

Nous ne quittons guère le village que pour aller voir les grands-parents, à Bouesse ou à

Crozon. Ils sont encore tous vivants cette année-là. Marie-Louise et Julien ne savent pas

qu’il ne leur reste que deux ans à vivre. Ils ne savent pas qu’en raccompagnant mon oncle

Bernard à la gare de Châteauroux, pour qu’il rejoigne son service militaire, ils entreront

en collision avec une autre voiture sur la route de Neuvy, et qu’ils mourront sur le coup.

C’était un dimanche encore. A Saulzais, nous devions regarder le film du soir sur la première

chaîne. Un film comique, je ne sais plus lequel, mais c’était un film comique, j’en suis certain,

car nous étions un peu désappointés. Il fallait partir de suite, dans la nuit noire.

Dans la voiture, je crois qu’ils nous ont dit ce qui s’était passé. Je ne me souviens plus

des mots. Pour la première fois, la mort entrait de plein fouet dans notre vie jusque-là si

calme.

C’est un grand privilège de ne pas connaître l’avenir. La vie en serait décolorée. Je garde au

plus profond de moi cette image de la cuisine avec son fourneau bien garni de bois. Je suis

sûr qu’il y régnait une bonne chaleur, et peut-être même que dehors il y avait de la neige

et que Noël ressemblait aux décors des cartes de voeux.

Un demi-siècle a passé, mais j’aime toujours autant la neige, ou plutôt, l’arrivée de la neige.

 

— Dis-moi, dis-moi, guérirai-je

 de ce qui est dans mon cœur ?

 

— Ami, ami, la neige

 ne guérit pas de sa blancheur.

 

Francis Jammes (Elégie septième)

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17 décembre 2017 7 17 /12 /décembre /2017 07:07

Pourquoi il ne l’a pas tuée ? Il a bien tué la mère.

Loulou Dandrel avait fait le ménage dans sa turne. Vidé les cendars, liquidé un stock de vaisselle qui remontait au début du mois, fait son lit, aéré en grand (pas trop longtemps, il caillait fort sur Tours ce jour-là). A ses yeux c’était nickel. A ses yeux seulement. Mais Lagneau n’était pas maniaque et Isabelle lui était reconnaissante d’avoir fait des efforts. Et puis ils étaient bien crevés de la longue route depuis les Pyrénées.

Ca vous dérangerait de me répondre ?

La vérité, c’est qu’on ne sait pas, finit par dire Isabelle. Il a eu pitié, je pense. Bérenger n’était pas un simple assassin, il voulait seulement se venger de ceux qui avaient anéanti celle qu’il aimait. Il a profité de cette nuit du réveillon pour égorger Chavagnoux-Dusserq, sa femme était un témoin gênant, il n’a pas fait de cadeau.

Oui, mais Lili ?

Les enfants n’ont pas à hériter de la faute des parents, il l’a épargné, mais il ne pouvait la laisser témoigner, il l’a sans doute assommée, mise dans le coffre d’une voiture et puis descendue dans son refuge pyrénéen.

Il aurait pu aussi vous refroidir, jeune homme, lança Lagneau. Mais heureusement pour vous vous étiez tellement bourré…

Oui, je sais, coupa Loulou avec un poil d’agacement, mais enfin, qu’est-ce qu’ils lui ont fait pour qu’elle soit comme ça ?

Un fameux cocktail de plantes, la potion magique laotienne, répondit Isabelle.

Elle va s’en sortir ?

Les médecins de Trousseau sont optimistes. Ce sera l’affaire de quelques semaines, ou de quelques mois au pire.

Ouais, elle se réveillera orpheline. Le choc risque d’être rude.

Isabelle ouvrit la fenêtre, elle avait besoin d’air (il était clair que le loustic n’avait pas aéré plus de quelques secondes malgré ses suppliques au téléphone)

Il faudra l’accompagner, c’est sûr. Mais je serai là, tu seras là.

Et puis vous savez, déclara Lagneau, c’est une très belle fille maintenant... Le “cocktail” l’a fait beaucoup maigrir. Fini la grosse Lili !

Et héritière par dessus le marché d’une belle fortune, renchérit Isabelle. Fille unique, son avenir est assuré, elle ne va pas manquer de soupirants.

Ca va, vous foutez pas de ma gueule !

Il avait envie d’un joint, mais n’osait pas s’en rouler un à cause de Lagneau.

Et La Mère ? Vous l’avez remise aux flics ? Euh, excusez-moi, aux gendarmes… ?

Pas de mal, j’ai l’habitude, dit Lagneau. Non, on ne l’a pas remise aux flics. Elle est sortie très tranquillement dans la nuit, soi disant pour chercher des bûches pour la cheminée. Mais soudain elle s’est mise à courir, elle a dévalé le sentier jusqu’au cimetière et là elle s’est jetée du haut de la falaise.

Vous n’avez rien fait pour l’empêcher ?

Glissé sur une plaque de verglas (Lagneau montra sa cheville encore bandée).

Bérenger mort, son fils adoptif mort, elle n’avait plus rien à faire dans ce monde, enfin c’est ainsi que je le vois, dit Isabelle.

Ils ne savaient plus quoi dire tout d’un coup. C’est comme si un courant d’air directement descendu du pôle s’était enroulé autour de leurs corps. Isabelle referma la croisée, qui grinça atrocement.

Enfin, c’est quand même grâce à lui qu’on est encore vivants tous les trois, non ?

Ils opinèrent du chef. Isabelle n’avait pas tort. Sans Félix Bérenger, ils auraient fini au fond d’un lac ou dans une coulée de ciment.

A la radio, tout à l’heure, reprit Loulou, j’ai entendu que Saint-Etienne avait mis deux pions à l’O.M. A Geoffroy-Guichard. Bérenger aurait été heureux.

Et bien moi, dit Lagneau, j’ai entendu qu’un prêtre a été assassiné au Laos la nuit dernière. Un certain Jean Wauthier, si je me souviens bien.

Belle coïncidence, enfin si l’on peut dire... Vous croyez que ce n’est qu’un hasard ?

Il n’y a pas de hasard. Il n’y a que des rendez-vous.

Paul Eluard, n’est-ce pas ? Je ne suis pas loin de penser comme vous.

Comme moi ? ironisa Lagneau. Un marxiste révolutionnaire, penser comme un sauvage animiste ?

Oh la la ! intervint Isabelle. Voilà que nos deux lascars se sont trouvés des points communs. Le triangle des Bermudes, les soucoupes volantes, il est vrai que vous avez tout pour vous complaire. Et bien moi, je tiens à vous le dire, je suis une matérialiste grand teint, athée comme pas permis, et je vais vous laisser divaguer à loisir, j’ai mieux à faire.

Qu’est-ce que… (ils avaient pris la parole en même temps, et s’étaient ensuite regardés, hilares).

C’est bien ce que je dis, vous êtes faits pour vous entendre. Moi, je file au cinoche (elle enfilait déjà son manteau)

Qu’est-ce que tu vas voir ?

Playtime, de Tati. Il est sorti aujourd’hui.

Très peu pour moi, s’écria Loulou. Il paraît qu’il n’est pas drôle du tout.

Je n’aime que les films policiers, dit Lagneau. Soyez prudente, attention aux plaques de verglas.

Comme vous voudrez.

Et puis ils éclatèrent de rire.

Mais non, on déconne. On vient avec toi, bien sûr.

Evidemment… Mais où j’ai posé ma béquille, moi ?

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10 décembre 2017 7 10 /12 /décembre /2017 07:07

Le serpent s’est échappé ! Le serpent s’est échappé ! Tout le monde est en émoi dans le village. Cette saleté qui n’avait pas bougé de son terrarium depuis trois semaines, figé dans l’immobilité, s’est fait la malle, profitant des quelques secondes d’ouverture pour sa bouffe. Un coup de téléphone au même moment, une attention qui se relâche, un regard qui se détourne et le voilà dans la nature. Ce ne sont que des cris partout. La morsure est mortelle, on confine les enfants, on passe tout au peigne fin, on tape partout avec des bâtons. Personne ne trouvera le sommeil avant qu’on ne l’ait rattrapé.

 

Putain de cauchemar, a dit sa soeur. Mais Elisa s’est étonnée, non, ce n’était pas un cauchemar, la panique avait gagné tout le monde sauf elle. Que faisait-elle d’ailleurs dans ce rêve ? Rien, elle regardait les gens s’agiter, courir en tous sens, hurler, pleurer. Mais elle ne bronchait pas, étrangement calme.

 

Ce furent les deux petites qui le virent le premier. Elles faisaient de la luge sur la colline, avec des sacs poubelle en plastique. Il fallait se jeter avant de percuter la clôture du pré et se crucifier aux barbelés qui le séparaient de la route en contrebas, et c’était de grandes gerbes blanches à chaque fois et de la rigolade. Soudain, à leurs rires s’en était mêlé un autre, plus grave, plus chargé d’échos, la plus petite avait eu peur, la grande s’était relevée plus vite, la main en visière contre les reflets éblouissants du soleil sur la neige. Il était là dans un halo de lumière. Elle n’en voyait presque que le contour mais elle l’avait reconnu. Le grand cousin, Jim. Jim Longhorn.

 

Le plus grand bonheur de sa vie, de la vie d'Elisa Longhorn, ce fut cet instant, où elle le vit s’avancer, une fillette sur ses épaules, l’autre accrochée à son ventre comme un bébé koala. Sa soeur s’est effondrée en pleurs mais elle, elle est restée droite, sur le seuil de la porte. Le visage du fils a grandi dans la lumière, amaigri, et jamais, pense-t-elle, il n’a autant ressemblé à son grand-père. Il est là, il est revenu.

 

Et bien sûr il racontera, la longue marche du Laos au Viet-Nam, les retrouvailles avec l’armée, les interrogatoires de la police militaire, la fièvre soudaine qui faillit l’emporter et le séjour à l’hôpital de Saïgon, le rapatriement, l’avion du retour jusqu’à Boston. Certaines choses, il ne les dira que plus tard, ou peut-être jamais.

 

Et Everett ? demandera-t-il.

 

Il va mieux, lui répondra-t-on. Il paraît qu’il a acheté des poissons rouges. Et ils ont tous ri, même lui qui ne savait pas pourquoi elles riaient.

 

Dehors ça tournait à la tempête, mais il faisait chaud dans la maison, de grosses bûches de Douglas crépitaient dans la cheminée. Jim posa son pull, et Elisa vit alors le tatouage sur l’avant-bras. Un serpent tigré.

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3 décembre 2017 7 03 /12 /décembre /2017 07:07

Après Lourrance, la route s'élève rapidement, se contorsionne en lacets serrés, vous jette au visage de grandes murailles de roches, et la neige s'invite, vous tombe dessus sans prévenir, il faut s'arrêter, mettre les chaînes, vous ne l'avez jamais fait, ça vous prend une demi-heure, vous avez les doigts gelés, la goutte au nez, enfin ça repart, un quart d'heure plus tard, le village vous explose à la figure dans un virage abrupt, Eschère, avec son église à flanc d'abîme, flanquée de son cimetière à tribord, et les nuages qui crèvent sur son clocher. La radio ne passe plus, ça crachote épouvantablement, et aucun ne saura que ce même jour, Chris Barnard a procédé au Cap à la première greffe du coeur de l'histoire. Le chalet est à l'autre bout du village, il faut monter encore une côte impossible, la 404 a toutes les peines du monde à en venir à bout. Et puis c'est là, on y est, dans ce pays ravitaillé par les vautours, à l'extrémité du monde, comme le voulait Bérenger.

- Il est mort.

Ce n'était pas une question. La vieille dame aux rides innombrables l'avait dit tranquillement. On a vu luire une nacre au coin de son oeil bridé, mais c'était peut-être une illusion. Elle les fit entrer, un grand feu brûlait dans la cheminée vaste comme une nuit d'hiver.

- Il nous a dit que vous nous expliqueriez, lança Lagneau.

Elle ne répondit pas, les fit asseoir, servit du thé (pour Isabelle), et un café très corsé (à Lagneau), elle semblait réfléchir, ne mettait aucune impatience dans ses gestes. Isabelle cherchait en vain quelque chose à dire, surprise elle-même de son silence qui lui ressemblait si peu. Et puis la Mère commença son récit.

C'était Bérenger qui l'avait nommée ainsi. Quand il avait été fait prisonnier en 53, à Man Pum Jom, il avait été emmené au Laos dans un village des hautes collines. Les deux soldats qui avaient été capturés en même temps que lui avaient tenté de s'évader mais rapidement rattrapés ils avaient été abattus sans délai. Il n'avait pu les suivre car déjà les fièvres l'avaient saisi et jeté au fond d'une cabane de bambou. Elle l'avait soigné, guéri. Le Viet-Minh l'avait abandonné là, doutant fort qu'il survive.

Il survécut, se coula dans la vie du village et puis surtout il la rencontra, elle, la fille de Jong le shamane, dont la beauté lui sembla presque irréelle. Mais c'était un petit animal sauvage que personne n'avait su apprivoiser. Cela lui prit des mois, rien ne le décourageait, il ne pensait plus qu'à elle, avait comme oublié d'où il venait, qui il était. La guerre n'était plus qu'un souvenir lointain. Alors que la Mère racontait tout cela, la neige rafalait dans l'obscurité pyrénéenne, le bois des portes grinçait, un seul bougeoir les éclairait, l'électricité n'était pas montée jusque-là.

Il l'avait aimée, et c'était Jong lui-même qui avait tatoué le serpent sur son bras. Il l'emmenait dans la montagne et lui apprenait à cueillir les herbes et les plantes de pouvoir. Et puis un jour, alors qu'il revenait de l'une de ces expéditions, il vit les bombardiers français survoler le village. Le napalm. En quelques minutes tout avait été anéanti. Tout n'était plus que cendres, la fille de Jong était morte comme plus de quatre-vingts villageois, des dizaines d'enfants. Morte carbonisée. Et Jong fou de douleur s'est retourné contre celui dont les congénères avaient tué sa fille, Bérenger ne résistait pas, il aurait voulu mourir, payer pour les autres. Au dernier moment  Jong l'avait épargné, mais elle était partie avec lui dans la nuit qui avait suivi. Ses enfants à elle aussi avaient péri dans l'attaque, elle n'avait plus rien sur cette terre.

La Mère se tut longtemps. Le parchemin de son visage tremblait sous la flamme. Son oeil était sec, mais sa voix, si douce au départ, s'était comme chargée de sang épais, certaines syllabes claquaient comme des coups de fouet.

En 1954, ce fut Dien Bien Phu, puis les accords de Genève. La France avait bel et bien perdu l’Indochine. En 1960, Bérenger décide de rentrer en France. Mais arrivé à Marseille, il comprend qu’il ne peut revenir à la vie d’avant, il n’a pas le coeur à retrouver ses amis de Saint-Etienne. Un an plus tard, de passage à Lyon (il continue de venir aux matchs incognito, surtout les derbys), il rencontre Réginal, par hasard, rue Mercière. Ils font la bringue et le salaud, au bout de la nuit, raconte sa guerre, et surtout comment à la fin de celle-ci, alors que tout était foutu, il a participé à quelques bombardements bien ciblés sur l’arrière des positions du Viet-Minh, au Laos où l’on savait qu’il se ravitaillait. Réginal raconte tout en détail, fier de lui, et nomme chacun des responsables qui opéraient alors sur la zone, Chavagnoux-Dusserq, encore colonel à l’époque,  le général Brémond, et les petites mains, lui, Marcabru, Borgnaud (qui devait être tué plus tard en Algérie). Bien grillés les niaquoués.

Bérenger est effondré, il est trop saoul cette nuit-là pour réagir. Au matin Réginal a mis les voiles. Retour à Marseille. La Mère est malade, gravement malade. Tuberculose. Bérenger l’emmène dans les Pyrénées, qui lui avaient laissé un souvenir impérissable lors des seules vacances qu’il eut dans sa jeunesse, un séjour en colonie près de ce même village où il achète ce chalet avec l’argent de plusieurs casses dans la région aixoise.

En 67, la Mère est guérie. Pendant toutes ces années où Bérenger a veillé sur celle qui l’avait sauvé, il a mené aussi son enquête, rassemblé des renseignements sur chacun des assassins. Il est prêt à passer à l’action. Le 1er janvier, il égorge à Tours Chavagnoux-Dusserq et sa femme.

Nouveau silence. Très long silence. La Mère se tourne vers Lagneau. Elle sait ce qu’il s’apprête à dire.

- Vous voulez la voir ?

Elle se dirige vers l’escalier de bois en colimaçon qui monte vers l’étage. Ils la suivent.

Elle est là, assise près de la fenêtre, le regard tendu vers la nuit neigeuse.

Lili.

 

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26 novembre 2017 7 26 /11 /novembre /2017 07:07

Frank Williams, plays his harmonica during a lull in the operations at Dak To, 26 November 1967. U. S. Army photograph, National Archives.

Le coup du Barbe-Bleue, extra.

Tu ne crois pas à la survie des âmes, et encore moins à la résurrection des corps, mais si d’aventure tu te trouvais encore un peu de conscience de l’autre côté, et la possibilité d’échanger encore avec des êtres toujours avides d’histoires bien humaines, tu raconterais volontiers celle-là.

Il faut juste revenir un peu en arrière.

Tu avais fini par retrouver la trace de Réginal, en remuant sans scrupule les poubelles les plus sales de la République, en sinuant entre vermines et cloportes, graissant quelques pattes, attisant les trahisons. Par chance, beaucoup dans son milieu se croyaient intouchables, ne se bardaient pas de prudence excessive. Tu reçus des confidences inespérées, l’ordure donnait dans le trafic d’armes, pas étonnant s’il ne réclamait pas de protection policière.

Tu t’installas à proximité  de la ferme où il recevait et transférait de pleins camions vers l’aéroport de Déols lâché par les Américains. Un sous-bois moussu avec vue imprenable sur un coin de la cour de ferme. Mais voilà, à peine le poste de vigie achevé, voici qu’un couple fait irruption dans le sanctuaire, passe à vingt mètres de toi sans rien voir (tu es certain maintenant que ton camouflage est très réussi), rentre dans la grange et se fait gauler deux heures plus tard. Et ce couple n’est pas n’importe quel couple, ce sont deux des jeunes du Nouvel An à Tours, la fille aux seins de mangues fraîches et le zazou azimuté qui t’avait suivi boulevard Heurteloup. C’est une énigme que leur présence. Ou bien c’est la fièvre qui te reprend et te fait halluciner.

Tu n’as plus longtemps à attendre maintenant pour me rejoindre, bien que tu ne croies pas à la survie des âmes et encore moins à la résurrection des corps, moi j’y crois pour deux, et tu le sais, mais il faut achever le récit, boucler la boucle, et ce récit le confier aussi à l’homme qui te traquait et qui pour te retrouver a recherché tes victimes. Il était là-bas aussi, piégé par Réginal, il ne devait pas en principe en ressortir vivant.

Pénétrer en catimini dans la ferme était presque impossible, un monstre canin à l’odorat surdéveloppé, qui aurait repéré à trois cents mètres une larme de sang sur une baïonnette, montait la garde depuis la porcherie d’où il ne sortait guère que pour vider ses entrailles.

C’est en voyant l’estafette de Barbe-Bleue tourner dans la campagne, klaxonner gaiement dans les hameaux, que l’idée t’est venue. Le commerçant n’aurait jamais dû s’arrêter pisser.

L’autre dimanche, tu as donc déboulé dans la cour à fond les ballons, klaxon surpuissant, les pneus faisant gicler la boue fomentée par la noria des Saviem. On s’attend à une attaque sournoise, voici la charge de la brigade légère version percheron. Le commissaire s’y est laissé prendre, il est sorti sans penser une seconde qu’il avait devant lui Félix Bérenger, alias Alexandre alias Jacques Dubreuil, alias Le Stéphanois. Tu l’as descendu aussitôt, une rafale de Sten a suffi, sa carcasse est allée se vautrer dans une ornière. Que ce corps-là puisse ressusciter te semblerait véritablement scandaleux.

Cela donnait un répit à Réginal, qui en profita d’abord pour lâcher son fauve, qu’une autre rafale de Sten renvoya à l’enfer des clébards. Comme pour saluer l’événement, le ciel se mit à pleuvoir, de la bonne pluie de novembre, bien froide, qui claquait contre la tôle et les ardoises.

Réginal était bien décidé à prouver qu’il n’était pas que la moitié d’un enfoiré. Il sortit brutalement, revolver au poing, avec la jeune femme ligotée aux bras, la tenant fermement devant lui. Bouclier humain. “Pose ton arme, sinon je la descends”. Des conneries comme ça.

“J’en ai rien à foutre de cette gonzesse”, tu as répliqué. Et tu as même ajouté, pour que les choses soient claires : “Je vais vous buter tous les deux”.

Au vrai, la petite ça t’ennuyait. Et même plus que ça, tu avais eu le temps de l’apprécier au réveillon de Tours, ça paraissait si loin déjà, mais il ne fallait pas laisser croire à Réginal que tu avais un atome d’attachement pour cette nénette.

“Laisse-la partir et on se fait ça à l’ancienne, façon OK Corral.” Tu avais le coeur à rire, c’était le dernier, il fallait soigner la scène finale.

Tu es sorti de derrière l’estafette, la pluie cinglait maintenant ton visage. Tout s’est passé très vite. En s’offrant à découvert, tu as donné à Réginal le signal qu’il fallait, il t’a pointé aussitôt et la fille a basculé sur le côté. Les détonations furent presque simultanées. Sa tête a éclaté comme une grenade trop mûre, et il est parti en arrière en titubant comme un poulet qu’on a fait boire, avant de se fracasser contre la fenêtre de la cuisine, la faisant voler en éclats.

Toi, tu avais deux trous rouges au côté droit.

Il y a une semaine de ça, très exactement. Il y a eu ensuite des jours que tu n’as pas connus, ou bien par intermittences. Le transfert à Châteauroux, puis à Paris. Ambulances, pluies encore sur toutes les vitres du monde, gyrophares, blouses blanches, cliquetis des scalpels, paroles qu’on n’arrive plus à rejoindre.

Il y a une semaine, et ils sont là, devant toi, l’inspecteur qui te traquait, pas mal amoché aussi, la fille, plus belle que jamais et dont jamais, mon amour, tu ne caresseras les seins de mangue fraîche, et puis le zazou, discret aujourd’hui, intimidé ça se sent.

La fille - Isabelle, son prénom t’est revenu - a apporté un magnéto à cassettes et elle te passe la chanson de Scott Mac Kenzie, San Francisco. “Johnny la chante aussi, dit le zazou, et il est même en tête du hit-parade ce dimanche.” Elle le regarde avec pitié : “Je préfère l’original.” Elle te demande aussi si tu aimes Jimi Hendrix. Ca a l’air important pour elle, aussi tu murmures que oui. Tu murmures parce que ton souffle est court, que ton poumon est atteint, et que la vie est chez toi en partance, malgré les blouses blanches et les scalpels.

L’inspecteur n’a pas fini de te traquer. De son oeil contusionné, mauve, il te regarde intensément, il a besoin d’une réponse.

Lili ?

Barbe-Bleue, c’était bien trouvé, c’était bien toi la Barbe-Bleue.

Lili est vivante, mais tu n’auras pas assez de souffle pour raconter toute l’histoire alors tu leur donnes l’adresse de celle qui sait tout.

Si tu croyais à la survie des âmes, mon amour, tu penserais qu’elle est bien proche l’heure de nous retrouver.

 

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19 novembre 2017 7 19 /11 /novembre /2017 07:07

Journal de Loulou Dandrel (extraits)

 

Mardi 14, Tours

 

Isa déboule chez moi aux aurores, c’est-à-dire pas loin de neuf heures du matin, excitée comme une puce. Elle n’a pas de nouvelles de Lagneau depuis plusieurs jours. C’est que Lagneau te donne régulièrement de ses nouvelles, maintenant ? je lui dis en ricanant. T’es con, qu’elle me répond. Et de me raconter qu’elle l’a invité à l’opéra (c’est sûr, elle ne m’y aurait pas traîné) et lui ensuite au restau. Si ça se trouve, ils ont couché ensemble, mais ça je ne l’ai pas suggéré, j’ai eu peur de sa réaction. Et puis elle me paraissait vraiment inquiète, ce qui n’est pas vraiment son genre. Elle m’a raconté qu’il devait descendre dans l’Indre, pour retrouver la trace de Réginal, l’une des victimes potentielles de notre assassin tourangeau. Lagneau a pris pension à Argenton, il l’a appelé de là-bas mardi dernier et depuis plus rien.

Que veux-tu qu’on y fasse ? j’ai dit encore.

Et là, elle m’a viré tous les draps du pieu, en se foutant bien que j’étais à poil là-dessous. Debout, gauchiste de mes deux, elle a dit, on va aller y voir, voilà ce qu’on va faire !

Et c’est comme ça que je me suis retrouvé au volant de la Simca 1000 de Philippe Ravillon qu’il a bien voulu nous prêter en échange d’une boulette de shit, ma dernière, bordel, ce qui fait que je pars demain chez ces arriérés de Berrichons sans rien pour enjoliver le quotidien.

 

Mercredi 15, Argenton-sur-Creuse

 

Cette Simca est une merde, on est tombés en panne au Grand-Pressigny, le temps de réparer, ce n’est qu’à la nuit qu’on est arrivés à Argenton. Hôtel du Cheval Noir, c’est là qu’il avait pris une chambre, notre inspecteur chéri. Sauf qu’on a nous a dit que quelqu’un était venu récupérer ses affaires et payer ses nuitées, un type pas tout jeune avec une casquette grise et un collier de barbe. On est bien avancés. Isa a demandé sa chambre. Manque de bol, elle était déjà prise. De toute façon, je ne vois pas en quoi ça nous aurait servi. On n’avait pas les moyens de prendre deux piaules, l’idée de partager la couche d’Isa me fait bien plaisir.

Quand elle m’a vu écrire ces lignes le soir, elle s’est étonnée : “Tu tiens un journal maintenant ? Depuis quand ?”

Quinze jours, j’ai répondu. C’est après avoir lu les Mémoires d’un révolutionnaire de Victor Serge. ça m’a donné l’envie de m’y mettre.

Elle a rien dit de plus, juste souri en coin. Elle avait emporté un petit magnéto à cassettes, on a écouté Jimi Hendrix, et puis elle s’est endormie d’un coup, le corps perdu dans un pyjama trop grand. Moi, j’ai peiné à trouver le sommeil, je sais pas pourquoi.

 

Jeudi 16, Argenton (j’ai écrit ces lignes bien plus tard, en essayant de reconstituer les événements de cette semaine).

 

La garce m’a encore tiré du pieu à pas d’heure. Même pas dix heures. Et une heure plus tard, on était sur le bord de la rivière, la Creuse, qui roulait des flots sombres après les pluies des dernières semaines. Il caillait trop, on s’est réfugiés dans un bar PMU. Il n’y avait plus rien à faire, qu’à remonter à Tours si la Simca le voulait bien. Je voyais bien qu’Isa ça l‘enchantait pas, elle décrochait plus un mot, morose en tournant sa cuillère dans son café noir. Et puis tout à coup, elle s’est mise à regarder fixement la grande glace à laquelle je tournais le dos. S’est ensuite penché sur moi en me chuchotant :”C’est lui, le gros type sur la table à côté de l’entrée, plongé dans Paris-Turf ou un truc comme ça.” “Qui, lui ?” j’ai demandé. “Bougrin, elle m’a susurré, le commissaire Bougrin, le supérieur de Lagneau. Je l’ai vu à l’enterrement de son père. Il n’y a pas fait de vieux os, mais il est venu, pour la forme, impossible d’oublier cette tronche de salopard.”

Qu’est-ce qu’il foutait à Argenton, Bougrin ? A la recherche aussi de Lagneau ? J’ai failli aller lui demander, elle m’a arrêté. On va le suivre, qu’elle m’a dit. Et ça, ça a vraiment été le début des grosses emmerdes.

Imaginez une Simca 1000 suivant une Mercedes 250 SE flambant neuve, moteur six cylindres à 2,5 litres, 170 chevaux sous le capot. Heureusement que les routes berrichonnes sont encombrées plus souvent qu’à leur tour de troupeaux de vaches changeant de pâtures, tranquille mimile, sinon on aurait perdu le contact.

Le Bougrin a tourné sur une petite route à peine carrossable, et on a jugé plus prudent de le laisser filer et d’aller se garer un peu plus loin. Isa avait pris la précaution de se munir d’une carte d’état-major de la région. Elle indiquait une ferme au bout de la route, Le Repaire, c’était presque trop beau pour être vrai. Un grand bois jouxtait la ferme, on a décidé de le traverser pour s’y rendre. Je commençais à me sentir dans la peau d’un guérillero, mais j’avais un peu les foies aussi.

C’était humide là-dedans, ça vous tombait dans le cou, on enfonçait dans le tapis de feuilles mortes, je regrettais de pas avoir emporté le pistolet de l’oncle René, un pistolet d’alarme d’accord mais ça m’aurait rassuré.

“Et s’il y a des chiens ?”, j’ai dit. “On dira qu’on est à la recherche de champignons.”

C’était pas très crédible. De toute façon, on n’a pas eu à s’expliquer, il n’y avait pas de chien mais on s’est fait gauler alors qu’on se planquait dans la grange à foin. Par une sorte de fenestron, on a vu trois types dans la cour en train de charger un camion Saviem, de grandes et longues caisses, lourdes apparemment, puis par là-dessus ils ont chargé des sacs de grains, comme pour dissimuler les caisses. Parmi les trois types, il y avait Collier de barbe. On a juste vu Bougrin un instant, pas mis la main à la pâte l’enfoiré. L’affaire a duré presque deux heures, assez longtemps pour que le nez commence à me piquer. Le foin, j’ai jamais supporté, je suis allergique, je suis un gosse du pavé et de la brique, moi. Le camion avait pas plus tôt passé la barrière de la cour que j’ai éternué violemment. Collier de barbe s’est figé sur place. Il est rentré calmement dans la maison d’habitation et en est ressorti avec un molosse. Un machin avec plein de bave dégoulinante et une tête de monstre. Qui n’a pas mis longtemps à nous repérer.

C’est comme ça qu’on s’est retrouvés à la cave. Et à la cave, il y en avait un autre, bien ficelé comme nous : Lagneau. Les salauds l’avaient bien arrangé.

 

Vendredi 17, Le Repaire

 

Ils m’ont fait sortir de la cave. Collier de barbe, Réginal c’est son vrai nom, m’a giflé pour m’apprendre à vivre, qu’il a dit. J’avais pas à fourrer mon sale groin dans les affaires des autres, j’allais le payer cher. Il allait m’accompagner pour récupérer la Simca et si jamais je déconnais c’est sur la gamine qu’il allait se venger. Evidemment j’ai rien tenté. mais la Simca, qui avait passé la nuit près du bois, a rien voulu savoir. Pour une fois, je l’ai bénie, au moins elle, elle faisait de la résistance.

Isa s’est occupée de Lagneau comme elle a pu. Il avait plusieurs dents de pétées, une côte ou deux enfoncées. Bougrin est descendu le soir, nous a traités de fouille-merde et d’autres noms pas très jolis. Je crois qu’ils ne savent pas trop quoi faire de nous.

 

Samedi 18, Le Repaire

 

Ils nous ont donné à bouffer, une sorte de ragougnasse dont un chien aurait pas voulu. Et puis deux couvertures. On est frigorifiés. Collier de barbe a longuement regardé Isa, il a même voulu la caresser. Elle lui a craché dessus et il l’a giflé. Bougrin s’est pointé par là-dessus et lui a donné l’ordre de remonter. “ Tu perds rien pour attendre, toi, la salope,” il a dit dans sa barbe. Ce type me fait peur. J’ai eu une crise de larmes, cette cave c’était encore pire que la tôle. Lagneau et Isa m’ont consolé. Tant qu'y'a de la vie, y’a de l’espoir. Mais moi j’y crois plus, ces furieux vont nous descendre, c’est sûr.

 

Dimanche 19, Le Repaire

 

J’ai entendu la Simca 1000. Réginal a dû la réparer. Elle tourne comme jamais elle a tourné. Ils sont venus nous chercher. Dans la cuisine, la radio tournait en sourdine. C’est bon d’écouter des nouvelles du monde quand vous êtes enfermés depuis trois jours. Sur le Mont Ventoux, on venait d’enregistrer une vitesse de vent à 320 km/h. Un record. Et puis Réginal a éteint le poste. “Vous deux, il a dit à Isa et moi, vous allez pouvoir reprendre votre saloperie de bagnole. Deux jours qu’il m’a fallu pour la remettre en route, vraiment de la merde”. Là, je lui ai dit que j’étais d’accord avec lui. Il m’a claqué une mandale et m’a dit de la fermer. “ Oui, vous allez remonter dans la caisse, je vous emmène pour une petite excursion. C’est joli, Le Berry.” J’avais du sang dans la bouche et je crois bien que ce n’était qu’un acompte sur ce qui allait suivre. Bougrin a enchaîné : “Toi, Lagneau, tu restes avec moi, fini les congés, tu vas reprendre du service.” Et ils se sont mis à ricaner comme des bossus. Lagneau, il était livide, il souffrait trop rapport à ses côtes, on sentait qu’il avait juste envie d’en finir et que les autres allaient sûrement lui rendre ce service.

 

Et puis on a entendu un klaxon, un klaxon puissant, une vraie corne de brume. Le monstre, qui passait la majeure partie de son temps dans la porcherie, a aboyé. “C’est quoi, ce bordel ?” a dit Réginal. Il a jeté un oeil dans la cour, en écartant un des rideaux jaunis de la fenêtre.

“Qu’est-ce qui fout là, ce Barbe-Bleue ?”

Barbe-Bleue, c’est une marque de vêtements qui fait de la vente itinérante dans les campagnes. De la came solide, les culs-terreux en redemandent.

Nouveau coup de klaxon. C’était pas le Ventoux dehors mais il y avait quand même quelques belles bourrasques.

“Je vais te foutre ça à la porte, moi” a hurlé Bougrin. Et il s’est rué dehors.

C’est là que Réginal a frémi : “Putain, mais on est dimanche, ils passent tout de même pas le dimanche les Barbe-Bleue”.

Trop tard. Il y a eu une décharge de mitraillette. Un grand cri de douleur. Et le bruit d’un corps qui s’écrase dans la gadoue de la cour.

Réginal avait compris.

Le Stéphanois avait retrouvé sa trace.

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12 novembre 2017 7 12 /11 /novembre /2017 07:07

Lagneau était descendu à l’hôtel du Cheval Noir, un ancien relais de poste à Argenton-sur-Creuse. Frigorifié. Il avait passé son mardi à planquer devant la poste de Bouesse, dans la 404 de location qu’Isabelle lui avait dénichée la veille chez un garagiste ami de son père. Foutue cambrousse : un vent aigre balayait la place, dénudant les grands arbres qui cernaient l’entrée du château médiéval au centre du village. De Réginal, il n’avait qu’une mauvaise photo prise en Algérie, où il posait avec une poignée d‘officiers dans le jardin d’une villa cossue, tous hilares pour une raison inconnue. Mais il avait eu beau scruter tous les usagers de la poste qui y rentrèrent ce jour-là, aucun ne ressemblait à ce grand échalas aux yeux très enfoncés sous l’arcade, au long nez légèrement tordu et à la bouche amputée de quelques éléments. Pour sûr ce n’était pas Delon, rien à voir avec le Stéphanois. La journée avait donc passé en vain, et il n’était pas exclu que le lendemain ne soit pas du même tonneau. Si Réginal ne venait, disons, qu’une fois par semaine relever son courrier, autant dire qu’il était refait : il ne se voyait pas en faction toute la semaine, d’autant plus que la 404 ne pouvait pas passer inaperçue. On finirait par s’inquiéter de le voir tous les jours attendre dieu sait quoi, et les pandores pouvaient être appelés, et, sans mission officielle, il n’avait pas trop envie de voir rappliquer ces cons-là.

 

Il dîna sommairement à l’hôtel puis gagna la rivière qu’on atteignait par de petites ruelles qu’on appelait ici des aribouts. Sur les murs, des marques indiquaient les hauteurs invraisemblables de la crue de 1960. La Creuse. Il aimait ce nom-là. La Creuse, la Seine, ce sont déesses depuis des millénaires, tour à tour amicales et guerrières, salvatrices et meurtrières. Il aimait en respirer les odeurs, se gaver d’écume et de courants, garder en mémoire pour les nuits en lisière d’insomnie les grondements inexpiables. Il ne manquait à ses côtés ce soir-là qu’une présence féminine, comme l’autre jour près de la Loire, mais ce ne pouvait pas être Noël tous les jours, comme aurait dit son père.

Le mercredi matin ne fut pas moins vide. Aussi s’enhardit-il à entrer dans le bureau de poste, où il demanda à voir le receveur. Après avoir décliné son identité de poulet en maraude, il montra la photo de Réginal.

 

-“Vous avez déjà vu cet homme ? Il se fait expédier du courrier poste restante, ici chez vous, un certain Ternisien (c’était le nom donné par le télégramme de Bougrin)

L’homme fit la moue et rendit vite le cliché.

- Non, je ne vois pas. Mais je ne suis pas souvent au guichet, vous savez, il vaudrait mieux demander à Josette.

- Josette ?

- Oui, Josette. Elle connaît tout le monde. Rien ne lui échappe, malheureusement, devrais-je dire parfois. Si ce type est passé par ici, elle s’en souviendra.

Deux minutes plus tard, Josette, dûment appelé au bureau du receveur, avait la photo sous les yeux.

- Ça me dit vaguement quèque chose, mais je suis sûr de rin.

- Il a peut-être laissé pousser sa barbe ou une moustache. C’est la mode en ce moment. Essayez de l’imaginer avec une barbe, tiens !

- J’voudrais vous y voir. Si vous croyez qu’c’est facile !

- Allons, Josette, soyez coopérative, insista le receveur.

Josette bougonna.

- Non, j’vois pas, j’suis désolée, mais j’vois pas !

- Enfin, vous avez bien vu ce nom-là déjà, Ternisien ?

- Oui, mais impossible de mettre un visage par-dessus… Je vous jure, c’est pas mauvaise volonté.

Lagneau découragé se laissa tomber sur une chaise paillée. Il fit un geste qui signifiait le congé de Josette, que le receveur répliqua aussitôt.

Elle allait passer la porte lorsque soudain elle la referma brutalement.

Le visage empourpré par une émotion fulgurante. Lagneau s’était relevé instinctivement.

- Il est là !

- Comment ça, il est là ? dit le receveur.

- Là, j’vous dis, le gars de la photo. En le voyant en vrai c’est d’venu évident, ça ne peut être que lui.

- Calmez-vous et rentrez tranquillement. Vous n’avez rien à craindre. Je recherche ce type-là, mais ce n’est pas un assassin. (Il n’était pas trop de lui sur cette dernière affirmation).

Réginal arborait un fin collier de barbe et une casquette grise. Il récupéra une lettre et un petit colis. Il sortit tranquillement, s’arrêtant tout de même sur la marche du seuil et prenant le temps de scruter les alentours, regard circulaire du type habitué à décrypter les illusions optiques du djebel.

C’est tout juste si le receveur ne s’était pas glissé sous son bureau. II en avait le souffle coupé. Lagneau mit son doigt sur la bouche puis montra une porte dans le fond du bureau.

- C’est une sortie ?

- Oui, murmura le receveur.

 

Lagneau se glissa à l’extérieur. Un petit jardinet, une grille verte et il se retrouva sur la rue. Réginal s’apprêtait déjà à remonter dans sa voiture. Une ID 19 bordeaux.

Lagneau n’avait qu’une crainte : que cette foutue 404, qui avait démarré avec difficulté ce matin-là au sortir de l’hôtel, ne lui claque dans les doigts. Mais ce ne fut pas le cas, il prit la filature de l’ID19, cent vingt mètres derrière, une Dauphine bleue intercalée. Après quelques kilomètres sur la grand route, Réginal obliqua à gauche vers Chavin, puis prit plusieurs petites routes qui obligèrent Lagneau à suivre de plus près pour ne pas perdre le contact. Enfin, la voiture bordeaux emprunta une étroite vicinale où l’herbe poussait au milieu du gravillon. Une pancarte indiquait Le Repaire. Lagneau pensa une fois de plus qu’il n’y avait pas de hasard.

Il laissa la 404 un peu plus loin et continua à pied. Une ferme isolée se dressait sur une éminence, adossé à un grand bois assailli de corneilles. il s’en rapprocha en longeant un pré humide, à l’abri d’une de ces haies vives que les berrichons nomment bouchures. Il contourna une vaste grange et lorgna vers la cour où l’ID 19 côtoyait maintenant un lourd camion Saviem. Pas de clebs apparemment, cela valait mieux pour lui. Il décida de pénétrer dans la grange pour mieux observer le corps de logis principal.

La longue allée des étables sentait encore la paille et le foin, mais elle était obstruée par un empilement recouvert d’une toile de tente de l’armée. Il en souleva un coin. Des caisses. Des dizaines de caisses. Et à travers les fentes des caisses, l’éclat métallique des armes de guerre.

La douleur comme un éclair. Le crâne comme une boîte trop étroite pour le cerveau qui semble se fendre de toutes parts. Il n’en vit pas plus.

 

Quand il se réveilla, Mireille Darc chantait “Où est mon zèbre ?” dans le poste de télévision. C’était Dim, dam, dom, l'émission du dimanche.

Télé couleur. Comme Bougrin. On se refuse rien.

Il avait les mains liées dans le dos, et un bâillon sur le museau.

- Je vous avais prévenu, Lagneau, cette affaire n’était plus pour vous.

Bougrin ? Oui, c’était la voix de Bougrin.

Et maintenant c’était Jimi Hendrix. Isabelle devait être en train de regarder.

- Il faut liquider cette enflure, il en sait trop.

Cette voix de crécelle. Ce devait être Réginal.

- Allons, Joseph, du calme. Lagneau n’est pas un idiot, il va comprendre où va son intérêt. On peut trouver des compromis. N’est-ce pas, Lagneau ? (Et il lui arrache brutalement le baîllon).

- Vous pouvez crever…

Il a lâché ça dans un murmure. Le bruit sinistre d’un poing américain sur les os de la face.

Il ne verra pas la fin de l'émission.

Consolation, c’était Mireille Mathieu.

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5 novembre 2017 7 05 /11 /novembre /2017 07:07

- Alors, ça vous a plu ?

Isabelle Deville était assez fière d’elle. Inviter Lagneau à l’opéra de Tours, pour Le silence de la mer, livret d’Henri Tomasi d’après le roman de Vercors, c’était bien joué.

- C’était magnifique. Je ne sais comment vous remercier. Je croyais que vous n’aimiez que ces musiques bruyantes, votre Jimi Electrix, vos Biteulles…

- Ne soyez pas désagréable, inspecteur, j’aime beaucoup de choses très différentes, j’avais envie de vous faire plaisir, c’est tout, et de vous montrer qu’à Tours aussi nous avons de beaux monuments et de la belle musique qui n’a rien à envier à la capitale.

Elle était magnifique aussi, dans une robe rouge carmin aux reflets moirés, et ses cheveux blonds serrés dans un chignon savant qui lui rappelait celui de Kim Novak dans le Vertigo du vieil Hitchcock. Il avait un mal de chien à ne pas laisser son regard se perdre dans le décolleté plongeant qui  mettait si bien en valeur la poitrine fastueuse.

Il l’invita à dîner, il ne pouvait faire moins, et ils se retrouvèrent dans un restau discret des bords de Loire.

Il  lui demanda où est-ce qu’il pouvait louer une voiture.

- Vous ne repartez pas par le train ?

- Non, j’ai besoin d’une voiture, je descends dans le Berry pour notre affaire.

- Vous avez… du nouveau… ?

Elle hésitait un peu à le questionner, mais c’était plus fort qu’elle, cette histoire la passionnait, et elle n’était pas sans savoir qu’elle était devenue au fil des mois, sans que rien ne fut formellement déclaré, une sorte de confidente pour Lagneau.

Il la regarda longuement, oui, il y avait un peu de Kim Novak chez cette fille, les bougies posées sur la table d’à côté éclairaient son beau visage franc et régulier, le doux duvet blond qui frémissait sur sa nuque.

Réginal est là-bas, planqué sous un autre blaze. Je reste persuadé que Le Stéphanois ne renoncera pas à lui faire la peau comme aux autres, pour une raison que j’ignore toujours. A la limite, je m’en tape qu’il refroidisse ce salopard, mais c’est ma seule piste pour retrouver Lili.

- Bougrin vous a dessaisi de l’affaire, non ?

- Exact. Et plus que jamais quand je lui ai dit que j’avais retrouvé la piste de Réginal. Il m’a passé un savon et collé sur un autre dossier, histoire de faire diversion. Mais, comme je le subodorais, il n’a pas manqué de prévenir Réginal.

- Les deux se connaissent ?

- C’est ce que j’ai fini par comprendre. Déjà j’avais trouvé suspect l’attitude de Bougrin au moment de l’épisode Marcabru. Il ne m’avait pas transmis des informations essentielles. J’ai un peu enquêté sur sa pomme : en réalité, il est très lié au SAC.

- Le SAC ?

- Service d’Action Civique, la police parallèle de De Gaulle, une milice secrète qui n’a pas recruté que des enfants de choeur. Ce serait un peu long de vous détailler tout ça, ce qu’il faut savoir c’est que Bougrin a travaillé à retourner certains membres de l’OAS pour mettre fin à ses activités. Parmi eux, je soupçonne fort Marcabru et Réginal.

- Pourquoi lui avoir dit alors que vous étiez sur sa piste ? C’est pour le moins imprudent, non ?

- Oui et non. En lui confiant ça, je laissais croire  que j’étais ignorant de leur collusion. Et puis j’avais bon espoir qu’il l’informe rapidement qu’un policier un peu trop curieux était sur ses traces.

Il fit une pause, le Saint-Nicolas de Bourgueil brillait sourdement sur la nappe damassée, il en remplit les deux verres. C’était elle qui avait choisi la bouteille, lui ne connaissait guère que le beaujolpif et d’ailleurs préférait la bière.

- Vous ménagez vos effets, inspecteur, reprit-elle. Allez, ne me faites pas languir.

Elle s’était penchée vers lui pour achever sa phrase, et son parfum avait affolé toutes ses synapses, c’était comme de l’agent orange sur une rizière, encore un ou deux passages comme ça et adieu Lagneau, bon pour le cabanon.

- J’ai fait le pari que mon commissaire enverrait un télégramme à Réginal. Le bougre est un radin fini, je suis certain qu’il n’a pas le téléphone. Trop cher. Il se trouve que le bureau de poste le plus proche de l’appart de Bougrin est dirigé par un ami à moi, un copain de la Communale. Ça n’a pas loupé, le lendemain de mon annonce, Bougrin lançait l’alerte et expédiait le télégramme en termes cryptés, mais le message était clair : méfie-toi, police sur tes talons.

- Pourquoi une telle méfiance ? Après tout, Réginal n’est accusé de rien. Il pourrait bénéficier de la protection de la police, après les assassinats de ses amis.

- Exact encore une fois. C’est un autre élément de mystère que je ne m’explique pas.

- Alors j’imagine que vous avez l’adresse ?

- Non pas, Réginal est prudent, le télégramme a été expédié à Bouesse, poste restante.

- Bouesse ?

Un obscur patelin en Berry, pas bien loin d’Argenton-sur-Creuse d’où il a envoyé son message à Bagnoli.

- Donc vous allez…

- … A Bouesse. J’ai posé des jours que je devais récupérer avant la fin de l’année. J’ai une petite quinzaine devant moi. Je vous emmène ?

Il avait dit ça dans la foulée, sans réfléchir, et soudain il réalisait que c’était son subconscient qui avait parlé, l’avait débordé sur sa gauche et affiché clairement, trop clairement, pensait-il maintenant, son propre désir.

Elle sourit. Reprit une lampée de Saint-Nicolas, c’était son tour de tergiverser.

- Désolé, inspecteur, je dois aller en reportage au Palais des Sports de Paris, où Johnny Halliday doit se produire bientôt.

- Oui, je vois, l’Opéra c’était exceptionnel, vous revenez à vos braillards.

- Et puis vous savez, moi, la campagne...

- Pareil pour moi, remarquez. La cambrousse, j’ai jamais pu comprendre qu’on puisse vouloir y vivre.

Ils trinquèrent en éclatant de rire.

Il commanda une seconde boutanche. La nuit ne faisait que commencer.

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29 octobre 2017 7 29 /10 /octobre /2017 07:07

L’immense banyan élève au sommet de la colline ses branches de cendre : autour de son ombre autrefois protectrice s’étendait l’ancien village dont ne subsistent que les empreintes sombres des maisons de bois, les cercles noirs des pilotis vaporisés dans l’azur. On ne vient plus ici que pour prier dans le petit oratoire fiché entre deux racines géantes de l’arbre sacré : Onesa y déposa un petit bouquet de fleurs rouges, dont l’éclat fendit l’omniprésente grisaille du paysage. Il lui demanda ce qui s’était passé ici, elle montra le ciel puis tendit ses bras à l’horizontale, imitant le vol d’un gros oiseau qu’il sut d’instinct de zinc et d’acier. Il ne comprit rien des mots qu’elle employa mais ce n’était pas très difficile à deviner : les Français dans les années 50 n’avaient pas attendu les Américains pour user de bombes incendiaires au napalm, et le Laos, où se réfugiait le Viet-Minh, était une cible comme une autre.

 

Ce devait être l’éden ici, pensait-il, avant le jour fatidique où les B-26 avaient lâché leurs provisions de mort. Depuis, le village avait été abandonné, les rescapés en avaient reconstruit un autre, à quelques miles de celui-ci, sur un affluent du ruisseau qui dévalait ces pentes. Onesa prit Jim par la main, il fallait manifestement quitter les lieux au plus vite et il se demanda devant son insistance si elle n’avait pas, en le menant jusqu’ici, enfreint un tabou. Le lendemain, il sentit encore plus d’hostilité que d’habitude dans le regard de certains paysans, et Onesa ne parut plus chez la vieille guérisseuse qui continuait de l’héberger.

 

Une nuit, alors qu’un orage noyait les sentes de terre ocre et balafrait le ciel d’éclairs d’une blancheur de suaire, le chef du village accompagné de trois autres hommes pénétra dans l’étroite maison. L’un d’entre eux parlait un anglais très approximatif et tentait de traduire tant bien que mal les paroles que le chef débitait d’un ton martial. Jim crut comprendre qu’un autre Blanc avait été recueilli des années plus tôt, et que la catastrophe était survenue pendant son séjour. On ne voulait pas revivre ça, d’autres avions avaient été aperçus ces derniers temps et l’oiseau de mauvais augure, le coucou qu’il était, devait partir : c’est du moins ce qu’il comprenait.

 

Le silence se fit, la vieille avait sorti une bouteille d’alcool de riz que les villageois se firent passer rapidement, ils attendaient maintenant, il ne savait quoi, jusqu’à ce que la vieille encore elle ne dépose devant lui un sac de toile grise, une sorte de besace dont il comprit aussitôt qu’il était comme son cadeau d’adieu : il devait partir oui, mais tout de suite, là, dans la nuit troublée par tous les génies du ciel et de l’enfer. il pensa à Onesa, il aurait voulu la revoir, lui dire adieu. Il ne savait comment le dire, il renonça. Se leva, salua celle qui l’avait sauvé, puis les quatre hommes qui demeuraient graves et silencieux.

 

A la lueur de la foudre, il traça son chemin, rapidement trempé par la pluie torrentielle qui s’éboulait dans la nuit. On lui avait, quelques jours plus tôt, désigné la direction de la frontière, il l’atteindrait, rejoindrait l’armée U.S. Ces gens avaient pris des risques pour lui, ils avaient eu raison de le remettre sur la piste, il ne leur en voulait pas, surtout pas. Mais pourrait-il un jour raconter tout ça, à Elisa, à ses nièces, sa tante, à son connard de beau-frère ?

 

De l’autre côté du monde, un acteur français célèbre qui avait fait la guerre d’Indochine interprète Pierre Lagrange, un soldat de retour d’Algérie, rendu amnésique par un accident de voiture provoqué par une femme meurtrière de son mari. Julien Duvivier, le réalisateur de ce film nommé Diaboliquement vôtre, meurt ce même jour, victime lui aussi d’un accident de voiture.

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22 octobre 2017 7 22 /10 /octobre /2017 07:07

Tu le sais, tu n’aurais pas dû y aller, c’était trop risqué, mais voilà, être à Lyon juste au moment du derby c’était trop de frustration de rater ça, tu t’es dit que c’était la dernière fois, la dernière fois que tu vivrais la chaleur, le bouillonnement d’un stade, tu pouvais te faire ce cadeau, cet ultime cadeau, et puis voilà, l’impensable est arrivé, dans la tribune des Lyonnais, à quinze mètres en dessous, Jojo, Joël Lambert, le petit Jojo, ton pote Jojo, le gentil et pas très costaud Jojo, mais bordel, qu’est-ce qu’il foutait là ? loin des copains, près des ennemis jurés, ah il la ramenait pas c’est sûr, il l’avait planquée son écharpe verte, il t’a reconnu ça aussi c’est sûr, tu l’as vu dans son regard, ahuri tout d’abord, il n’y croyait pas, comment ça, Félix ici à Lyon, Félix disparu depuis tant d’années, mais oui c’est bien lui, tu l’as vu l’éclair dans ses yeux, et le sourire qui s’est peint aussi sec sur sa figure, cette bonne pâte de Jojo s’il avait pu il aurait couru se jeter dans tes bras, heureusement c’était bondé, il pouvait pas briser les rangs pour te rejoindre, il se serait fait casser en deux, alors il a pris son mal en patience, il a regardé le match sans oublier de tourner la tête vers toi de temps à autre, histoire de vérifier encore et encore le miracle, alors tu t’es carapaté un peu avant la mi-temps, juste au moment où Bosquier a marqué contre son camp, et ce moment-là c’était donc le désastre partout, sur la pelouse, et dans ta tête, et dans tes tripes, tu l’as laissé là, Jojo, et tu l’imaginais déjà en train de raconter son histoire aux autres, puisque je vous ai dit que je l’ai vu, Féfé, et les autres bien sûr ne le croiront pas, et se foutront de sa gueule.

 

A Lyon, tu y étais pour Réginal, le dernier salopard à liquider, le seul dont tu ne savais encore pas où il pouvait bien s’être retiré. Dire que c’est avec lui que tout avait vraiment commencé, c’est à Lyon que tu l’avais croisé, quasiment par hasard - mais y a-t-il vraiment du hasard dans le monde ? -, à la Croix-Rousse, en 1956. Il ne savait rien de ce que tu avais vécu les dernières années, il était surpris de te voir car il te croyait mort après l’attaque du fortin de Chu-Ban, il se souvenait juste de toi parce qu’il t’avait vu jouer dans l’équipe de ton régiment, quel dribbleur nom de dieu, tu leur avais bien mis au cul aux cons d’en face, il t’a raconté ses exploits, fier d’avoir défoncé du Viet, t’avais juste à écouter et c’est là qu’à un moment il en a dit un peu trop et tu as su, pour le village, pour elle. Et là, tu t’es mis à trembler, alors que tu rêvais de le planter sur place, mais cette foutue fièvre t’a englouti l’intérieur, tu t’es mis à vomir, c’était parti pour plusieurs jours de délire. Et bien sûr, il t’avait abandonné là, aux bons soins du populo de passage, te laissant même la note des verres de pinard. Il te l’avait dit : il s’embarquait pour l’Algérie, il y avait du taf là-bas. Pas de temps à perdre avec des fantômes.

 

C’est donc à Lyon que tu avais essayé de retrouver sa piste. Il avait débarqué là après Dien Bien Phû, mais il ne t’avait pas donné d’adresse. Tu as arpenté la Croix-Rousse de long en large, pas une traboule que tu n’aies traversée, essayant de te persuader que si tu l’avais croisé dans ce quartier c’est sans doute qu’il y habitait. Mais personne ne se souvenait de lui, d’un grand sec à la gueule un peu en biais, les chicots un peu en déroute. Tu avais approché le milieu des anciens d’Indo, prudemment, mais rien là non plus n’avait filtré. Pour Marcabru, rien n’indiquait qu’il s’était joint à la sombre équipe qui avait essayé de te faire la peau. Tu l’aurais reconnu. Non, il avait gagné son repaire, sa tanière puante de loup solitaire.

 

A la télévision que tu regardais dans ce bel hôtel de la place Bellecour que tu avais choisi avec soin, il y avait un homme qui lui ressemblait vaguement, c’était un peintre du nom de Bram Van Velde, tu ne le connaissais pas bien sûr, d’ailleurs tu n’étais pas le seul car le journaliste disait : “Il vous a fallu 50 ans pour être reconnu. Est-ce que vous avez connu des moments de découragements ?” La bonne question. Et maintenant on le comparait à Picasso et à Braque. C’était à se flinguer.

Il n’y avait aucun rapport, du moins en apparence, mais soudain tu as pensé que lui, Réginal,  devait forcément toucher une pension : Indochine, Algérie, l’Armée devait cracher grassement pour le lascar. S’il était assez pingre pour ne même pas régler une petite addition de comptoir, il n’avait pas dû renoncer aux subsides de l’Etat. Donc, dans un bureau quelconque devait exister l’adresse d’expédition à ce fumier. Restait à s’introduire dans ce fichu bureau, perdu sans doute dans le labyrinthe de l’administration militaire. Mais la traque des généraux t’avait entraîné à ce petit jeu des institutions de la grande Muette. Ce n’était plus qu’une question de temps.

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