Tout chemin m'est bon dès que la voiture m'a hissé insensiblement - presque toujours, de quelque côté qu'on l'aborde, par de longues rampes douces - sur cette terrasse éventée de la France, où errer à l'aventure a quelque chose de plus grisant qu'ailleurs : même dans le Limousin, moins accidenté, plus monotone, la surprise s'embusque presque partout. Ainsi, alors que je roulais de Guéret vers Poitiers, dans la sombre petite ville d'Argenton-sur-Creuse, pour moi jusque-là seulement le nom d'une gare tapie dans la nuit qui marquait presque abstraitement (le long de la ligne Paris-Toulouse) le changement de rythme du convoi attaquant, dans un roulis ensommeillé, l'escalade des rampes de la Marche, et que je découvris, agglutinée au bord des eaux noires de sa rivière, bougeante, affairée, faite d'une seule et longue rue singulièrement populeuse, une coulée citadine inattendue cachée au creux de sa rainure feuillue, tout comme à Tulle ou à Aubusson.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, José Corti, p. 70-71.
Au bout de cette longue rue dont parle Gracq, se trouve le petit bar du Vieux Pont, chez Aline, où tu vas boire un café quand tu oeuvres sur Argenton et alentours. Aux murs, affiches et tableaux de musiciens de jazz alternent avec panneaux kitsch de pin-ups et autres créatures dévêtues, un parfum sixties singulier, introuvable ailleurs, du moins sur Argenton.
Mais si tu aimes venir ici, c'est moins pour ce décor et le café (qui n'est pas fameux) que pour sa clientèle. Combien de fois as-tu regretté de ne pas avoir sur toi ton enregistreur numérique pour capturer une de ces conversations de comptoir pleines de vie et de truculence. Ici, ce n'est jamais la foule, et bizarrement tu vois rarement les mêmes personnes. Pourtant c'est souvent animé, ça discute, les gens y racontent volontiers leur vie. Aline, paisible et forte femme qui règne ici avec bonhomie, écoute mais n'hésite pas à remettre à sa place un client trop vindicatif ou dont les opinions ne lui plaisent pas. On ne lui en tient d'ailleurs pas rigueur.
Aujourd'hui, ça parlait fort encore, trois personnes dont une dame avec casquette en cuir, fort volubile, et ça échangeait en rigolant sur l'amour, le bonheur, Dieu et la foi. Tu n'arrives plus à savoir pourquoi, vu ce contexte, la conversation roula soudain sur le personnage de BD qui faisait glop-glop, et dont nul ne parvenait à redonner le nom. Là, tu crus bon de sortir de ta discrétion - tu ne pouvais laisser ces pauvres gens dans une telle ignorance - et tu indiquas qu'il s'agissait de Pifou. On salua unanimement ta mémoire.